Isabelle Jans - Les Doms, un théâtre particulier
Comment avez-vous pensé l’édition 2014 ?
L’édition 2013 avait été très difficile. Nous avions le sentiment qu’il y avait une inadéquation entre la programmation et les attentes du public d’Avignon, plus friand de divertissement. Cependant nous avons décidé de ne pas céder aux sirènes du divertissement. Et nous avons eu raison. 2014 était une belle édition dans le sens où le public était avide de théâtre qui fait sens, de débats et de profondeur. Peut-être avons-nous bénéficié du fait que le public présent, malgré les annonces de grève, était un public très amateur et très engagé dans son rôle de public. À l’exception de Grand Angle, nous n’avons pas envisagé l’édition 2014 différemment des autres.
Pourquoi Grand Angle ?
Cela fait plusieurs années que nous nous demandons comment mettre au jour les créations belges francophones qui ne peuvent pas être accueillies au Théâtre des Doms, pour des raisons de plateau, de montage/démontage et de production. Notre budget artistique global ne nous permet pas d’accueillir des équipes de dix personnes sans quoi nous serions obligés de ne programmer que des seuls en scène en complément. Nous avons une enveloppe artistique globale qui correspond à un nombre déterminé de personnes.
Cela faisait longtemps qu’on se demandait comment défendre les artistes qui créent des formats hors « format/Doms ». Comment les défendre autrement qu’en parlant d’eux dans des réunions professionnelles, en ayant leurs dossiers sous le bras ? Nous avons donc imaginé Grand Angle comme un Bon baiser à l’envers : faire venir les artistes à Avignon afin de parler de leurs projets. Là, où les programmateurs sont. Programmateurs qu’il faut encore attirer tant les propositions sont variées et toutes plus alléchantes les unes que les autres. C’était une première. Nous sommes contents d’avoir pu la mener à bien, contents de la réponse très positive des artistes. Cette initiative répondait manifestement à une demande. Nous avons reçu vingt-cinq propositions pour huit places. Il est fort probable que nous recevions le même nombre de candidatures l’année prochaine. Si c’est le cas, nous pourrons faire régulièrement tourner les compagnies qui sont moins nombreuses que celles qui proposent leur création pour la salle. Sauf si nous élargissons Grand Angle au cirque et à la danse comme nous le demandent les artistes circaciens et danseurs.
Le Théâtre des Doms a la maîtrise de la direction artistique. C’est vraiment très important parce que nous avons choisi de nous associer au bureau de diffusion Habemus Papam (Cora-Line Lefèvre et Julien Sigard) qui a un catalogue. Même si nous aimons leur manière de travailler et si nous avons une collaboration très fructueuse et vivifiante, il n’est pas question que Grand Angle devienne la vitrine de leur catalogue. C’est très clair entre nous et avec nos partenaires institutionnels.
Qu’est-ce qu’on se donne à vivre, à partager quand on vient au Théâtre des Doms ?
J’espère qu’on se donne à vivre une expérience originale. Dans le sens où elle témoigne d’un esprit un peu différent de ce qu’on peut voir quand on assiste à un spectacle français (si on est spectateur français). Au-delà de ce qui se passe dans la salle de spectacle, j’espère qu’on se sent accueilli par l’équipe et les artistes dans le lieu, à la sortie du spectacle ou au cours des différentes rencontres organisées. Après, bien évidemment les expériences sont très diverses. Même si la programmation est très ouverte, très variée, un esprit créatif, plutôt iconoclaste et audacieux domine l’ensemble des propositions.
Le Théâtre des Doms, c’est le déplacement de la création belge francophone à Avignon. En tant qu’opérateur et acteur culturel belge sur le territoire français, quelle est l’image de la création belge francophone ?
Il y a l’audace, l’humour singulier qui est distillé dans tous les sujets y compris les plus graves. Même s’il n’est pas jugé suffisamment radical par les grandes maisons françaises pour se différencier vraiment de la création hexagonale, on peut observer qu’il y a une limite à ne pas dépasser pour accrocher le public. Parfois, notre création est considérée comme « trop belge », « trop second degré », « trop » et elle ne touche qu’une frange marginale du public français. Mais la limite est floue.
Il y a aussi l’inventivité, dans le théâtre d’objet, en particulier. Une inventivité formelle faite de bouts de ficelle peu présente en France, très maîtrisée, revendiquée.
Comment ont évolué les liens entre le Théâtre des Doms et le Festival d’Avignon ?
À ce jour, nous avons eu quelques échanges avec Agnès Troly, directrice de programmation qui est très informée de ce qui se passe en Belgique francophone et qui n’a donc pas forcément besoin de nous pour créer ses réseaux. La relation est très chaleureuse. Comme elle l’était avec Hortense Archambault et Vincent Baudriller, même s’ils ne trouvaient rien à leur goût. Nous avons convenu avec Agnès Troly que si elle voyait une collaboration possible avec le Théâtre des Doms, elle le ferait sans hésiter et que si nous avions des coups de cœur susceptibles d’être programmés au Festival d’Avignon ou repérions des talents, nous pouvions lui en faire part. Notre relation repose sur une connaissance du travail de l’autre et une reconnaissance mutuelle.
Comment formuleriez-vous ce qui unit le Festival d’Avignon et le Théâtre des Doms ?
Même si le discours s’est un peu adouci avec la nouvelle direction du Festival d’Avignon, il n’y a pratiquement pas de relations entre le In et le Off. Les logiques institutionnelles sont tellement différentes, qu’il existe peu de passerelles. Néanmoins les artistes peuvent passer de l’un à l’autre. Il n’y a pas « d’artistes In », ni « d’artistes Off ». Le Théâtre des Doms se situe à la croisée. Son fonctionnement, contrairement à la plupart des lieux du Off, ressemble davantage à celui du In. Le festival Off en tant que structure est avant tout un prestataire de service pour organiser ce qui relève de l’initiative privée et dans laquelle s’inscrivent aussi la Fédération Wallonie-Bruxelles via le Théâtre des Doms, certaines régions françaises ou même des pays qui diffusent leurs artistes. Certains fonctionnent comme le Théâtre des Doms en louant un lieu, alors que d’autres se contentent de mettre à disposition un lieu. La sélection des artistes diffère aussi d’une région à une autre. Tout cela vient s’ajouter au Off où on trouve majoritairement des lieux qui louent des créneaux horaires à des compagnies indépendantes. En outre tout est permis dans le Off. Se développent des lieux qui sont gérés par des sociétés de production dont le travail relève plus de l’industrie culturelle que de l’artisanat. Ils ne sont pas forcément très nombreux mais ils sont très visibles. Ils utilisent des moyens de marketing qui sont démesurés par à rapport à ceux des autres acteurs du Off. L’association qui gère le Off ne s’immisce pas dans le programmation, ni dans les orientations promotionnelles. Elle essaie d’organiser les choses afin que le public et les professionnels (re)trouvent leur chemin, et que les artistes soient mis en avant de manière égalitaire dans le « bottin ». Et que le Off dans son ensemble bénéficie d’une visibilité mondiale de manière à ce que le public continue d’y venir et même s’élargisse.
Quelle a été la réaction du Théâtre des Doms face aux mouvements intermittents et aux appels à la grève ?
Cela fait dix ans que nous sommes solidaires avec les intermittents du spectacle et les propositions du Comité de suivi de 2003. Nous connaissons bien les intermittents avignonnais, donc nous suivons les débats et y participons aussi. Notre position est claire et connue depuis longtemps. En outre, comme le Théâtre des Doms est un service public à l’attention des artistes – fait rare-, nous considérons que notre rôle est aussi de relayer leurs difficultés. Par contre, il est hors de question d’empêcher les artistes de jouer. Ce serait contraire à nos missions. Nous avons informé les artistes belges de ce qui se passait en France. Nous avons favorisé les échanges et les débats, tout en gardant une position de neutralité bienveillante vis à vis de la question de la grève. Au-delà de nos missions, la position de l’équipe est claire, elle ne souhaite pas faire grève. Il existe d’autres façons de prendre la parole et de revendiquer sa position. Bien évidemment, chacun est libre de se positionner comme il l’entend.
Le Théâtre des Doms a une position exceptionnelle à Avignon.
La Fédération Wallonie-Bruxelles aurait pu décider de louer un lieu pendant le festival mais ça ne nous aurait pas donné la force que l’on a aujourd’hui : être un opérateur comme les autres. Notre installation nous permet d’entretenir des rapports différents avec les collègues français, parce que nous partageons des difficultés quotidiennes et des interrogations en termes de fonctionnement, de repérage et de public. Cela nous donne une crédibilité différente par à rapport à un lieu qui servirait uniquement de vitrine pendant le festival.
Quelle est la signification du geste festival par rapport à la saison au Théâtre des Doms ?
Le rapport aux professionnels est entretenu tout le long de l’année, au cours de réunions de réseaux, ce qui facilite grandement notre tâche au moment du festival. Nous avons un public qui nous suit tout le long de l’année et qui est le premier à venir découvrir la programmation pendant le festival. C’est un public très actif qui relaie. C’est un maillon important de notre communication durant le festival. Nous avons un public qui s’empare vraiment du lieu. Et c’est particulièrement fort depuis que nous avons accentué le travail sur les résidences.
Depuis qu’Hervé d’Otreppe et moi, avons pris la direction du Théâtre des Doms, nous avons fixé la manière de programmer les résidences. Cela a été facilité par l’arrivée d’une administratrice. Le développement du Théâtre des Doms s’est fait parallèlement au développement de l’équipe. Au début de l’aventure, il y avait Philippe Grombeer, un régisseur et moi. Notre champ d’action était très limité.
Nous avons formalisé aussi les appels à candidature, la programmation annuelle et aussi le pique-nique partagé à la fin de chaque résidence qui permet aux artistes d’échanger véritablement avec le public. Y viennent aussi les comédiens et les metteurs en scène avignonnais ainsi que les programmateurs. Nous avons beaucoup appris et ça nous a permis d’approfondir notre relation avec les artistes et le public.
Quel est le bilan 2014 ?
Positif ! Plus de 15% d’augmentation en termes de recettes et de public. Mais nous avions eu une chute en 2013. Nous sommes revenus au niveau de 2012 qui était une très bonne année.
Quel esprit avez-vous insufflé au Théâtre des Doms ?
En ce qui concerne le fonctionnement, Hervé d’Otreppe et moi, avons insufflé une manière de travailler la plus horizontale et la plus participative possible. Cela se remarque dans les réunions de réseaux. Comme nous nous partageons les réunions, quiconque du Théâtre des Doms qui participe à l’une d’elles, est habilité à prendre une décision. Parce que nous préparons les réunions, faisons des débriefings, etc. Je ne suis jamais inquiète d’envoyer quelqu’un à une réunion. En termes de management, nous obtenons de très bons résultats. C’est un bonheur de travailler avec cette équipe. En outre, nous avons mis en œuvre tout ce que nous avions imaginé dans notre projet de candidature à la direction, y compris la formation croisée au Théâtre des Doms pour les chargés de la diffusion de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la région PACA en coréalisation avec l’ARCADE.
Nous avons eu beaucoup de candidatures pour cette formation. Nous manquons, en effet, cruellement de professionnels de la diffusion en Fédération Wallonie-Bruxelles et de solutions pour qu’ils vivent dignement de leur travail. Le Théâtre des Doms a toujours pris un stagiaire en diffusion durant le festival qui travaille directement avec Hervé d’Otreppe et les chargés de diffusion des différentes compagnies. Généralement, cette initiative a toujours été fructueuse. Mais nous avons déjà des anciennes stagiaires qui ont travaillé dans la diffusion et qui ont arrêté parce qu’elles ne pouvaient pas en vivre. Nous, en tant que théâtre des Doms, nous ne pouvons rien y faire, nous pouvons juste le pointer.
Comment regardez-vous l’avenir ?
Nous allons essayer de consolider tout ce que nous avons mis en place. Parce qu’il s’agit de nouvelles pratiques qui ont besoin d’être éprouvées et réinterrogées. L’idée est de stabiliser le fonctionnement, l’équipe et aussi les partenariats sur le cirque et la danse. Il faut que le cirque et la danse soient inscrits dans notre prochain contrat programme. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Nous recevons des aides de Wallonie-Bruxelles International (WBI) qui nous permettent de payer une partie des créneaux horaires. Le paysage a changé. Aujourd’hui, nous devons payer une location aux Hivernales alors que ce n’était pas le cas avant. Mais les Hivernales restent le meilleur endroit à Avignon pour présenter de la danse. Il a le plateau, le public, la presse spécialisée et les professionnels. Si nous parvenons à tout consolider, ce ne sera déjà pas si mal.
Cette année, j’ai demandé aux artistes de faire un ratio entre les heures payées et les heures travaillées, en y incluant le travail de préparation du festival, afin de connaître le montant exact que chaque compagnie doit ajouter sur fonds propres pour venir à Avignon. Car même si les artistes belges francophones sont « gâtés » à l’échelle du Off, ils se paupérisent de plus en plus.
Je n’ai pas beaucoup d’espoir. On parle de diminuer de 10% l’enveloppe de WBI. Je pense qu’il ne faut pas affaiblir les outils institutionnels mis en place. Nous avons eu deux mille entrées professionnelles pendant le festival. Nous avons fait notre travail. Après il faut qu’ils programment. Cela dépend évidemment de la qualité du spectacle et de leur budget. Je pense que ce n’est pas le moment de toucher aux acquis sociaux (cela concerne toutes les couches sociales). On ne peut pas oser si on n’a pas de sécurité.
Propos recueillis par Sylvia Botella le 1er septembre 2014 à Bruxelles.
photo: © Jerome Van Belle