Paul Magnette – Pasolini ou le relief du poétique
un article de Sylvia Botella
À l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Pier Paolo Pasolini, Les Midis de la Poésie publient l’ouvrage Pasolini ou la raison poétique suivi de Pasolini politique de Paul Magnette dans la collection Essais aux Éditions L’Arbre à Paroles – une conférence prononcée le 4 juin 2011 à l’Académie aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, suivie d’un article publié dans la revue Lignes en 2005. Entretien avec l’auteur, Paul Magnette, Ministre-Président de la Wallonie et membre de l’Académie Royale de Belgique, en gardant le même fil rouge : Pasolini, la poésie et le politique.
Sylvia Botella : Aujourd’hui, paraît votre dernier ouvrage Pasolini ou la raison poétique suivi de Pasolini politique. Vous prenez le temps de rentrer dans le détail de l’œuvre de Pasolini, le citant, mettant au jour sa pensée. Son œuvre est à la fois lumineuse, poétique, érotique et politique, et dans le même temps, porteuse de danger. Vous en acceptez le risque, la charge. Pourquoi ?
Paul Magnette : C’est une passion très ancienne puisque j’ai consacré mon mémoire d’étudiant à Pasolini, en 1992, il y a presque vingt-cinq ans. C’est une fidélité à une passion de jeunesse.
Ce qui est passionnant chez Pasolini, du début à la fin, c’est qu’il n’est jamais là où on l’attend , il est très désarçonnant.
Il est de gauche et il s’attaque à la droite mais en tenant des propos qui font beaucoup réagir la gauche, aussi. Et à la limite davantage la gauche parce qu’aucune certitude n’est laissée indemne avec lui.
Au moment de Mai 1968, par exemple, il attaque les jeunes aux cheveux longs en leur disant : « vous êtes des fils de bourgeois et vous perpétuez l’idéologie de vos parents sans vous en rendre compte. Et ceux contre qui, vous lancez des cailloux, sont des policiers et fils de paysans. Et moi, je suis du côté des paysans ». Évidemment, dans le contexte de l’époque, ça amène la gauche à beaucoup réfléchir. Et il écrit contre la loi de dépénalisation de l’avortement, aussi.
Pasolini n’est jamais là où on l’attend. C’est pour cette raison qu’il est intéressant, il ouvre les horizons.
Lorsqu’on lit votre livre et la partie Pasolini politique en particulier, on a le sentiment de percevoir quelque chose de vous, de l’homme politique, du professeur en sciences politiques qui s’interroge sur le sens de la politique et sur son exercice.
Je pense qu’il ne faut jamais cesser de s’interroger sur ce qu’on fait. Sinon, cela devient très vite des espèces d’évidences. Et c’est comme ça, qu’on perd la sincérité de sa démarche. Effectivement, je m’interroge. Peut-être pas de la même manière que Pasolini.
Par exemple, lorsque Pasolini dit que derrière chaque engagement politique, il y a une passion dont on ignore l’origine et qui n’est pas forcément très rationnelle. Je pense que ce qu’il dit, est très juste. On ne sait pas forcément pourquoi on a cette passion-là, mais elle est là ! Et c’est le vrai moteur de notre action, sûrement.
Le lien que vous dessinez entre poésie et politique au travers l’œuvre pasolinienne, signifie-t-il, implicitement, que c’est un lien à reconquérir, aujourd’hui ? Et en quoi peut-il nous rapprocher les uns des autres et – comme le dit Canetti -, « nous libérer du ballast de nos distances » ?
C’est une belle expression. Je pense qu’il y a des choses de la nature humaine que la raison traditionnelle, la philosophie ou les sciences sociales ne peuvent pas véritablement atteindre.
Je crois, par exemple, qu’un immense roman comme Madame Bovary de Gustave Flaubert dit des choses sur la psychologie, et sur la psychologie féminine en particulier, qu’aucun traité de psychologie ou de psychanalyse ne pourrait dire. Le roman est une forme d’approche très subjective mais qui révèle beaucoup d’aspects très divers. Et la poésie, de la même manière.
Je crois que ce que Pasolini écrit, à la fois son immense enthousiasme et son immense déception sur l’idéal de la résistance qui l’a guidé et qu’il a menée contre le fascisme, et sa déception de la voir s’éteindre dans les années d’après-guerre, je crois que s’il ne l’avait pas écrit « poétiquement », sa pensée ne serait pas aussi forte.
Aujourd’hui, manque de plus en plus à la langue politique, l’équivocité, les ruptures de ton, etc., ce qui permet à celui qui écoute, au citoyen d’être dans un rapport plus dynamique, « intégré » au discours. La langue politique est de plus en plus « prosaïque », moins « mythique ». Êtes-vous d’accord avec cette analyse ? Et comment expliquez-vous cette rupture ?
La langue politique est très formatée, c’est sûr. C’est dû à l’évolution conjointe du monde politique et du monde médiatique.
Le monde médiatique a conduit à des temps de plus en plus courts et de plus en plus rapides. Et c’est en train de s’aggraver. On le voit bien en France, avec les chaines de télévision d’information en continu. Et le monde politique s’y est adapté en ayant une expression de plus en plus courte.
On n’imagine plus du tout tenir les discours que tenaient Charles de Gaulle ou encore François Mitterrand.
En outre, s’est construit, entre les politiques et les médias, tout un monde de professionnels de la communication qui apprennent aux politiques à maîtriser les médias, à « faire surgir » des éléments du langage en parler soi-disant « vrai » mais qui est, en fait, un parler tout à fait faux, un « pastiche » d’expressions vraies, pour faire comme les « gens ». Il y a effectivement une forme d’appauvrissement du langage politique. Je ne peux que vous donner raison sur ce point.
Entré en politique depuis longtemps, vous avez pu saisir le caractère complexe des crises que nos sociétés contemporaines traversent, selon vous, existe t-il des portes de sortie « créatives », « poétiques », voire « utopistes » ?
Oui, je crois que l’action politique doit accepter de redécouvrir un caractère très polymorphe de la manière de faire de la politique. Ce n’est pas seulement conquérir le pouvoir d’État et réformer à travers des lois. C’est aussi beaucoup de petites choses qui se font avec la société. Je pense que c’est une forme de retour à la politique d’avant la grande politique gouvernementale majoritaire ; une politique de l’époque de Jean Jaurès – que je cite souvent.
Jean Jaurès adhérait à la fois au mouvement des coopératives, au mouvement des syndicats et au mouvement mutualiste, à toute une série de petits mouvements épars dans la société qui, chacun, à leur manière, incarnait et diffusait une culture différente de celle qui était imposée par le capitalisme et l’État.
Je pense qu’aujourd’hui, on doit revenir à des formes de mobilisation politique de ce type-là, à l’instar de l’action menée dans le cadre institutionnel. Car nous vivons dans une époque dite « de la transition ». Il y a beaucoup de personnes qui vivent et incarnent cette transition.
Les mouvements de transition à travers la culture biologique, la permaculture ou les coopératives sont des formes de préfiguration d’autres formes de vie sociale qui échappent à la domination rationaliste du capitalisme et de l’État.
C’est en marche, mais cela demande une certaine humilité de la part des politiques de le reconnaître. Nous n’avons pas le monopole de la politique. Les modes de vie autres qui sont en résistance par à rapport à l’idéologie dominante, font de la politique. Et il faut le valoriser, aussi.
Quel est votre plus grand rêve de culture ?
Je ne sais pas (silence). J’ai toujours été fasciné par la diffusion culturelle. J’ai beaucoup voyagé, dans les années 1980, notamment dans les pays d’Europe centrale où il n’y avait pas grand chose car ils n’étaient pas des pays capitalistes. Mais les personnes y lisaient énormément. Elles n’avaient pas beaucoup d’autres choix de culture ou de spectacles, mais la diffusion de la lecture était remarquable.
En Belgique, par exemple – nous l’ignorons souvent -, nous avons un réseau d’académies extraordinaires de diffusion populaire de la musique, qui est difficilement égalable en Europe. Beaucoup de personnes apprennent la musique : la musique classique, la musique pop, le rock, le jazz, etc. Et chacun la pratique à sa manière.
Je trouve que l’appropriation des disciplines culturelles par le plus grand nombre sans en faire une culture populaire, massifiée, mais en la mettant à la disposition de tout le monde, c’est un très bel idéal.
Entretien réalisé le 13 janvier 2016.
Présentation du livre Pasolini ou la raison poétique suivi de Pasolini politique de Paul Magnette, le jeudi 21 janvier 2016 à 18 h à La Bellone à Bruxelles. À l’initiative des Midis de la Poésie et en partenariat avec La Bellone-Maison du Spectacle et la Librairie Tulitu. La rencontre sera modérée par le journaliste culturel et blogger, David Courier. Entrée libre et réservation : www.bellone.be
Paul Magnette, Pasolini ou la raison poétique suivi de Pasolini politique, Collection Essais, Éditions L’Arbre à paroles, Bruxelles, 2016, 8 euros.
photo: Paul Magnette – Musée de la photographie à Charleroi / copyright: Axel Delepinne