Catherine Lemaire : "Il faudrait un engagement plus qu’une promesse de la part du politique"

Publié le  11.09.2020

Chargée de la programmation aux Grignoux, Catherine Lemaire fait partie des membres d’institutions culturelles belges qui ont brainstormé à propos du futur de la culture à la sortie de la crise.

Deux mois après s'être prêtée à l'exercice intensif de réfléchir collectivement chaque vendredi du mois de juin, la programmatrice revient sur les coulisses de cette expérience inédite. Une occasion de mettre en perspective ce travail de concertation avec son quotidien professionnel et les attentes actuelles du secteur du cinéma. 

Portrait de Catherine Lemaire

Qu’est-ce que vous avez retiré de cette expérience d’intelligence collective sur les solutions de redéploiement culturel ? Une ligne de force en particulier ?

Je n’avais jamais fait partie de ce genre d’expérience. Parmi les membres du groupe, beaucoup de personnes m’étaient inconnues. J’ai donc fait la connaissance de pas mal de gens très intéressants. J’ai eu le sentiment d’y trouver à la fois des pairs et des gens avec d’autres expériences, ce n’était pas forcément confrontant en termes de polémique mais plutôt constructif quand on rencontrait des différends ou des points de non-accord ou de divergence. Donc cela m’a beaucoup apporté humainement parlant.

Maintenant, je trouve que le processus a un peu ses limites, car c’était vraiment beaucoup 52 et du coup ça a laissé un certain sentiment de frustration dans mon chef. Je trouve que l’on n’aurait pas pu faire plus avec cette formule-là, mais j’aurais préféré aller un peu plus loin et peut-être un peu plus en profondeur. Nous n’avons pas eu le temps de créer des dynamiques pérennes, ça allait très vite. À chaque séance, on traitait d’un seul sujet, il y avait 2 ou 3 heures de réunion, 1 heure d’intelligence collective par petits groupes. Dans ces groupes restreints de 7 à 8 personnes, nous avions 5 minutes de prise de parole et un peu de temps pour nous présenter. C’était trop peu. L’idée de prolonger cette expérience de brainstorming pendant une année mériterait d’être creusée. À noter quand même que ce qui est intéressant avec la présente formule, c’est qu’il y a beaucoup de sujets, certains qui nous semblent plus familiers, avec lesquels on a plus d’expérience, d’autres beaucoup moins. Sortir de notre zone de confort peut apporter quelque chose d’intéressant. Si cette pratique devait se généraliser à toute l’année, cela demanderait énormément d’investissement. En l’état, c’était déjà beaucoup, tous les vendredis pendant 5 semaines.

S’il fallait suggérer une autre formule, peut-être convenir de discuter en petits groupes encadrés par un animateur de deux thèmes : l’un tiré de notre domaine d’expertise et l’autre d’un domaine que l’on maîtrise moins. Mais cela me semble assez conséquent à mettre en place pour le cabinet ministériel.

Avez-vous d’ores et déjà mis en application certaines idées développées dans le cadre du groupe des 52 ?

Non, malheureusement non, on a replongé un peu le nez dans le guidon comme on fait malheureusement trop souvent. Pendant ce genre d’expérience, on arrive un temps à s’extraire du flux, à penser un peu plus « méta », à conceptualiser différemment. On est véritablement porté par l’énergie collective, mais une fois la mission terminée on retourne à notre « train-train » quotidien. C’est toujours un problème chez les acteurs culturels, on n’a jamais suffisamment le temps de penser.

Une obligation de mise en application de certaines mesures venant de la Ministre pourrait éventuellement changer la donne. Mais, en échange, il faudrait un engagement plus qu’une promesse de la part du politique. Lors des discussions autour de sujets comme le jeune public (pour lequel Les Grignoux ont une certaine expertise), on a constaté un fort engouement de certains membres du groupe de réflexion. Certains ont même cherché à nous revoir en dehors du travail du groupe des 52. C’était motivant, même si finalement les dossiers urgents ont pris le dessus et qu’il n’y a pas eu de suite pour l’instant à cette marque d'intérêt. Ce que je veux dire est que si le cabinet manifeste une certaine curiosité, il peut relancer les opérateurs culturels concernés, mais il faut agir dans un sens ou dans un autre. Si c’est simplement pour avoir des groupes de réflexion, ça va fatiguer les gens si le résultat n’est pas à la hauteur. Il faut cadrer les attentes des gens, mais il faut un engagement de la part du gouvernement qui soit ferme.

Certes les deux appels à projets « Un futur pour la culture », lancés fin août pour un montant total de 3 millions d’euros en soutien aux artistes et à la création culturelle, augurent une certaine réactivité et un certain engagement de la part de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Mais ces appels à projets concernent avant tout les artistes, même si l’une des deux catégories de bourses les contraint à créer un partenariat avec un opérateur reconnu ou non sur le mode du compagnonnage. C’est une bonne chose, mais la volonté presque inflexible de transversalité peut desservir aussi certains secteurs comme le cinéma. Ces appels à projets, c’est du concret, c’est bien. Mais par exemple nous n’avons reçu qu’une seule demande de collaboration, ce n’est pas suffisant pour faire bouger les choses. La question de la transversalité est une belle idée, mais en pratique le risque est de se diluer dans du vague. On n’est pas obligés de mettre dos à dos transversalité et sectorisation, mais on gagnerait à faire les deux. Il serait notamment bon de réfléchir à quelles sont les spécificités de certains secteurs afin de voir en quoi ils résistent à cette belle idée de transversalité.

En ce mois de septembre, s’il fallait cibler une seule urgence pour accompagner valablement la culture dans le contexte de l’après-confinement, quelle serait-elle ?

L’instauration d’aides financières à moyen et long termes. Nous avons été soutenus au moment de la fermeture de tous les lieux culturels, et l’opération des places de cinéma à 1 euro lors de la réouverture fut efficace, mais nous amorçons une crise profonde et durable, d’autres mesures vont être nécessaires. Les chiffres remontent, mais c’est la période de la rentrée qui explique cette hausse, donc en pourcentage absolu on se maintient à une perte de 50-55 %. Par rapport au cinéma en particulier, il va falloir que la Ministre de la Culture milite par exemple pour des jauges plus remplies (comme 75 %). Le cinéma est un secteur très pénalisé, alors même que l’on sait que ce secteur a un poids économique très important, là-dessus je n’ai pas l’impression que cela a fondamentalement changé, il y a eu des effets d’annonce, il y a eu des prises de parti fortes, mais concrètement, il n’en reste pas moins que dans certains endroits, la distanciation physique ressemble juste à un impératif moral. Là-dessus, il y a un manque de cohérence qui fait que les salles de cinéma se sentent complètement mises à l’écart. Les salles de spectacle bien équipées sont sanitairement parlant irréprochables. Par exemple, la ventilation y est renouvelée toutes les 14 minutes, des contrôles stricts veillent au grain de toute façon. Pourtant, nous ne sommes pas logés à la même enseigne que le tourisme et les transports. C’est peut-être ça l’urgence : mettre sur un pied d’égalité le secteur culturel et le secteur économique.

Par rapport aux mesures du rapport du groupe des 52, la médiation culturelle pourrait aider à relancer le secteur du cinéma. Le numérique, je n’y crois pas une seconde. La mission essentielle du cinéma est de rassembler les gens, de les faire réfléchir, de les faire rire, de les divertir. Il y a une réelle plus-value à la salle de cinéma qui est la rencontre physique, aller mettre des patchs numériques à droite à gauche, tout le monde l’a plus ou moins fait une fois ou l’autre pendant le confinement, mais ce sont des emplâtres sur des jambes de bois. L’essence d’une salle, c’est le présentiel quoi qu’on pense. On peut se lancer dans de nouvelles expériences numériques, je ne suis pas contre essayer de nouvelles choses, de nouveaux publics mais on change alors son essence si on se dit que l’on va vers du virtuel. Le numérique ne peut pas être une solution pour nous. Par contre, la médiation culturelle est une très belle piste. Les Grignoux sont d’ailleurs reconnus en éducation permanente. On a toujours fait beaucoup d’animations, mais cette année on en fait presque plus parce qu’il y a une vraie demande. Les gens qui s’étaient un peu lassés semblent plus réceptifs, ils sont même un peu plus pointus. On poursuit notre action dans ce sens-là mais on ne va pas démarrer quelque chose de nouveau, on va plutôt intensifier cette mission, qui nous paraît de la plus haute importance.

Que diriez-vous au public pour l’encourager à revenir dans les différents lieux culturels ?

Nous évitons globalement de faire passer un message plaintif. La période est compliquée pour tout le monde, personne n’a été épargné. Le message que l’on fait passer à notre public, c’est que sans eux on n’est rien mais que cela a toujours été comme ça et que l’on essaie de mettre en place des activités qui vont les intéresser. On évite de divulguer un message qui serait nian-nian, mais nous insistons sur le fait qu’il y a du contenu et des activités, que le tout a recommencé de plus belle.

Qu’avez-vous prévu de faire comme prochaine sortie culturelle (pièce de théâtre, rencontre littéraire, etc.) ?

J’ai prévu d’aller voir Lauren Bastide à l’Atelier 210 à l’occasion de la sortie de son livre Présentes, et bien sûr d’aller au cinéma.

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