Skrik : le cri silencieux d’Elisabeth Woronoff

Publié le  08.03.2022

Elisabeth Woronoff est une touche à tout, mais pas dans le sens péjoratif du terme. Elle excelle dans tout :  photographie, musique, peinture et jeu de scène. Un décloisonnement des arts qu’elle a appris lors de ses études qu’elle a partagées entre Londres, Bruxelles, Liège et la France. Elisabeth, comme tous les artistes, sort de 2 ans de confinement, l’occasion pour elle de créer, de construire, d’imaginer. Son dernier spectacle Skrik est une nouvelle occasion de se démultiplier. Elle dirige, chante, parle au public et bouge. Le corps, comme instrument, pour dénoncer et visibiliser les traumas de l’inceste. Skrik, le « cri », s’inspire du célèbre tableau d’Edward Munch. Un cri silencieux et rempli de douleur, transposé sur scène pour montrer la fulgurance des souvenirs qui surgissent, par morceaux.

Rencontre signée Maïté Warland.

femme qui essore un essuie au-dessus d'un seau
© affiche du spectacle "Skrik" par Kurt Van Der Elst

Ce spectacle s’intéresse à la mémoire traumatique, le personnage central est cette femme adulte, qui se souvient, couche après couche, de ce qu’elle a vécu étant enfant.

C’était important pour moi de travailler sur ce sujet. Depuis le début, lorsque j’étais au Conservatoire de Liège déjà, j’avais cette envie de parler de l’inceste. Vous savez, l’inceste est un sujet tellement choquant qu’on en fait un tabou, un déni et j’avais envie de le faire vivre et de le mettre en lumière.

Dans Skrik, rien n’est doux, c’est très franc et c’est cash. Mais rien n’est montré, c’est tout en symboles et suggestions. J’essaie d’amener ce sujet avec finesse. Je pense que toute l’équipe et toute la mise en scène sont au service de visibiliser, sans heurter.

Skrik, cela veut dire « cri », mais c’est un cri silencieux. L’une de vos sources d’inspiration c’est le célèbre tableau d’Edward Munch.

Oui. Ce qui m’a profondément marqué dans le travail de Munch ce sont toutes les raclures, tous les défauts qu’il laisse visibles, rien n’est caché. Il a également fait une série de ce « Cri », il y en a plusieurs, en couleur, en noir et blanc. J’ai fait la même chose dans Skrik. Certaines choses reviennent plusieurs fois, mais avec une couleur différente.

C’est comme si c’étaient des couches de mémoire de la victime. Couches auxquelles on ne pouvait pas accéder directement. Il faut les éplucher pour arriver au moment où l’on se souvient de tout, où la victime se souvient de tout.

Le tableau représente un cri sans fin, silencieux, cathartique. C’est symbolique, comme Skrik.

D’abord il y a eu une préparation littéraire, il fallait apprendre, connaître les mécanismes de l’inceste.

Scénographiquement, il y a donc eu un travail important.

Oui, tout est métallique sur scène. Pour montrer la froideur. Dans le spectacle, la petite fille dit « J’ai l’impression qu’une lame métallique m’est enfoncée dans le corps », j’avais envie qu’on sente ce métal. J’avais envie de toucher l’inconscient des gens.

Le public se retrouve dans le cerveau de cette femme qui a oublié pendant des années qu’elle a été victime d’inceste. Elle va se souvenir, avec lui, de ce qu’elle a vécu.

Vous avez donc plusieurs rôles dans ce spectacle. Comment avez-vous réalisé ce travail de décloisonnement ?

C’est mon instinct qui a besoin de plein de médias différents pour s’exprimer. Mon identité c’est d’être sur plusieurs arts à la fois. Aujourd’hui ça devient normal de décloisonner, de pratiquer plusieurs choses en même temps, c’est une méthode de travail reconnue.

Et puis ça fait sens. Le propos de Skrik est de ne pas savoir exprimer quelque chose. C’est comme si mon héroïne avait besoin de plein de moyens d’expression pour réussir à dire ce qui lui est arrivé. Elle creuse le chemin vers la parole et le cri.

Le public se retrouve dans le cerveau de cette femme qui a oublié pendant des années qu’elle a été victime d’inceste. Elle va se souvenir, avec lui, de ce qu’elle a vécu.

Comment se prépare-t-on à ce genre de spectacle ? Quelle distance mettre pour ne pas être soi-même abîmée mais tout en gardant une sincérité dans le jeu ?

D’abord il y a eu une préparation littéraire, il fallait apprendre, connaître les mécanismes de l’inceste. J’ai beaucoup lu, j’ai assisté à plusieurs conférences, rencontré des acteurs et actrices de terrain.

Ensuite, il fallait le « vivre ». Dans la formation que j’ai eue, c’est le corps qui est au centre de la création. Ce que je fais, c’est que je mets mon corps en travail, en mouvement. Je me concentre sur la technique plutôt que sur le fond. Ça m’aide. En plus de mettre en scène et de jouer (la victime adulte), je chante aussi. Donc ça me rajoute des choses à gérer. Ça me permet de ne pas penser à la violence du propos et à rester dans des actes techniques.

Ce qui est très fort, à la fin de la pièce, c’est que les applaudissements ne viennent pas tout de suite. À chaque fois, il y a d’abord un long silence. Comme si les gens avaient besoin de digérer… Comme s’il fallait quelques secondes pour se rappeler que l’on est dans un théâtre, que c’est un spectacle et qu’il faut applaudir.

Avez-vous prévu un accompagnement spécifique de ce spectacle ?

Nous avons très rapidement réfléchi à un accompagnement des spectateurs et spectatrices. Statistiquement, il y a des chances pour qu’une partie du public qui viendra voir ma pièce ait été victime d’inceste. C’était nécessaire d’accompagner. Nous avons donc créé des tables rondes, sorte de sas de décompression, qui auront lieu à plusieurs reprises, en compagnie d’associations de professionnel.les. Chaque personne ayant vu le spectacle sera invitée à ces tables rondes. Toutes celles et tous ceux qui sentent le besoin de venir peuvent le faire. Il s’agit de discuter simplement, ou d’aider quelqu’un pour qui cette pièce aurait été un déclencheur de souvenirs traumatiques.

Les retours que j’ai pour l’instant sont qu’on ne sort pas indemne de ce spectacle, que c’est un voyage qu’on entreprend.

 

 

Skrik est joué du 5 au 14 mai 2022 au Théâtre National Wallonie-Bruxelles avec Elisabeth Woronoff, Eugénie Bernachon, Matis Stecher Rasmussen (en alternance avec Oscar Pecher), Andrea Norvik Jervell, Henrik Roshauw Tidemann et Bernard Woronoff.

Plus d'infos : https://elisabethworonoff.com/projets-artistiques/

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