Les quotas, une menace pour la liberté de choisir ? : texte d'Elsa Chêne

Publié le  03.11.2020

Ce n'est pas la première fois qu'Elsa Chêne, metteuse en scène, s'exprime sur le thème des quotas dans le monde théâtral. Dans le cadre du groupe de réflexion "Un futur pour la culture" lancé par la ministre Bénédicte Linard en juin 2020 et auquel l'autrice a participé, elle s'est plus longuement exprimée sur ce sujet qui lui est cher en rédigeant un long article sur son site personnel.

Le présent texte en est une sorte de synthèse.

Deux mains, l'une tenant une silhouette de femme et l'autre une silhouette d'homme
© taa22 − iStock by Getty Images

Longtemps, je n’ai pas su quoi penser des quotas homme-femme dans le milieu théâtral. J’oscillais entre le « oui » et le « non ». Comme beaucoup d’entre nous, j’espérais que les mentalités changent en profondeur, sans jamais avoir à passer par des chiffres-camisoles.

Aujourd’hui, je me demande s’il n’est pas contre-productif de parler des quotas comme d’une mesure liberticide et superficielle. Envisagés comme une mesure provisoire, ne traceraient-ils pas, au contraire, le plus sûr chemin vers l’accueil et la reconnaissance des compétences des femmes de théâtre ?

Je ne m’étendrai pas ici sur la persistance des inégalités femme-homme dans nos institutions théâtrales. Car si on excepte quelques individus à la misogynie assumée, j’ose penser que nombre d’artistes (hommes et femmes) me rejoignent sur le constat de ces inégalités. Ce qui m’intéresse aujourd'hui, c’est de comprendre au nom de quoi, en 2020, nous acceptons collectivement de les voir se perpétuer.

J’aimerais tout d’abord inviter les femmes à reconnaître qu’elles peuvent être inconsciemment attachées à ce qui leur a été imposé tout au long de leurs parcours (se battre, être patientes, ne pas démériter). Habituées aux obstacles, certaines sont prêtes à redoubler d’effort, même si cela ne leur apporte rien professionnellement et artistiquement parlant. La peur de perdre le statut méritoire de « la figure d’exception » ou de passer pour des « opportunistes » et des « privilégiées » qui « bénéficieraient » des quotas, leur fait accepter d’être patientes, toujours plus patientes. Que se passerait-il si les portes des théâtres, longtemps injustement fermées, s’entrouvraient enfin pour un plus grand nombre d’entre elles ? Ne serait-ce pas enfin l’occasion de multiplier les points de vue, par la diversité des approches, et de prouver, s’il le faut encore, que « l’art au féminin » n’existe pas ?

De la même manière, l’idée de quotas femme-homme dans le milieu théâtral est souvent discréditée par ceux et celles qui devront les appliquer. Au motif farfelu qu’iels ne seront « plus libres de choisir en fonction de la qualité du projet ». On aime beaucoup invoquer la liberté dans le milieu artistique. Mais de quelle liberté est-il ici question ?

À la déficience d’un système qui glorifie la reproduction du même, le quota répond tout simplement par une invitation à la curiosité.

deux actrices sur une scène en noir et blanc
© Vadim Fomenok − Unsplash

Rappelons tout d’abord que pour « ne plus être libre de choisir », il faut déjà « avoir pu choisir ». Donc ceux qui ne pourront plus choisir sont en grande majorité des directeurs, des hommes actuellement en poste à responsabilité dans le paysage théâtral. Même si, sans surprise, des femmes n’hésitent pas à reprendre à leur compte cet argument.

Mais si ces dernier·ère·s ne se sentent « plus libres de choisir », dès lors qu’on leur impose qu’il y ait des femmes dans leur saison théâtrale, ou quand il s’agit de voter pour un poste de direction d’un grosse institution subventionnée, ne font-iels pas malgré eux l’aveu d’autre chose ?

Car dans quel cas exactement la qualité d’une programmation pourrait-elle être menacée par le simple fait de devoir y introduire des femmes ? Dans le cas où un·e programmateur·rice devrait « prendre la première femme venue » parce que le choix qui s’offre à lui ou elle est trop restreint. Puisqu’on sait que les femmes sont très nombreuses dans les écoles de théâtre, la difficulté ne vient pas du fait que les femmes n’ont pas pu développer leurs compétences artistiques. Si un·e décisionnaire ne connaît pas assez d’artistes femmes pour se sentir libre de choisir parmi elles, c’est par manque de curiosité et parce qu’il ou elle n’est pas habitué·e à les regarder, à les regarder de cette manière-là. Le milieu théâtral féminin est particulièrement victime de ces boysclubs qui s’ignorent. Et la présence de quelques femmes à leurs côtés ne suffit pas à inverser la tendance, surtout quand elles protègent ce qu’elles ont durement gagné. Il serait préférable, quand on occupe ces postes de pouvoir, d’oser admettre qu’on manque d’aptitude à voir juste : admettre ce que, dans le fond, nous savons tous, que nos regards sont conditionnés.

Et en effet, quoi de plus étrange que d’invoquer la « liberté de choisir », si cela revient à choisir uniquement parmi ce qui est « déjà-là » et immédiatement « visible » ? Étonnant aussi de vouloir protéger ce que l’on fait déjà, automatiquement, sans y penser, au sein d’un milieu artistique qui se réclame de progressisme et de capacité à la remise en question. Lorsqu’iels discréditent ou éloignent les femmes des instances de décision, sous prétexte de goût esthétique, de penchants artistiques, la plupart des décisionnaires du milieu théâtral ne reconnaissent pas qu’ils cèdent à la force d’une habitude. Ce n’est pas ce que j’appelle être libres.

Et si, en toute bonne foi, il reste compliqué pour ces mêmes programmateur·rice·s de découvrir le travail de metteuses en scène ou ces directeur·rice·s de recommander leurs collègues femmes, pourquoi ne cherchent-ils pas plutôt à répondre à la question suivante : où commence l’invisibilisation de la moitié de la population et comment y remédier efficacement ?

Osons admettre aujourd’hui que le problème est systémique et que nous échouons collectivement. Car l’admettre, c’est reconnaître que nous avons besoin de quotas, sans passer nécessairement par une culpabilité mal placée. Et accepter que ce sont les modalités des quotas dont nous devrions maintenant discuter, en considérant dans un même élan la question cousine des quotas blancs/non-blancs dans nos institutions.

Car à la déficience d’un système qui glorifie la reproduction du même, le quota répond tout simplement par une invitation à la curiosité. Il me semble qu’il nous murmure, comme le fait un·e artiste, « reconsidère ce qui est sous tes yeux, pars à la recherche de ce qui est invisible, intéresse-toi au monde et défends-le pour ce qu’il devrait être ».

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