L’internationalisation des artistes, abécédaire contrarié

Publié le  08.07.2022

Comment se portent les relations qu'entretiennent artistes et médiateurices de l'Europe théâtrale ? Comment promouvoir les arts de la scène belge à l’international compte tenu de la crise climatique actuelle, de la crise sanitaire due à la pandémie et de la crise géopolitique générée par la guerre en Ukraine ? Il est des questions heureusement tenaces. Celle de l’internationalisation des artistes resurgit aujourd’hui sous une forme connue et des formes inédites.

Sylvia Botella s’est penchée sur cet épineux dossier pour Bela en tentant de relever les difficultés rencontrées par les artistes à circuler sur la scène internationale et les pistes de solution proposées par le secteur. Qu’elles soient transitoires ou pérennes. Pour ce faire, elle a participé les 18, 19 et 20 mai 2022 à « Plat(e)form(e) », le nouveau dispositif de rencontres des artistes et des œuvres belges francophones et néerlandophones, intégré au Kunstenfestivaldesarts en collaboration avec WBTD, Kunstenpunt/Flanders Arts Institut et openoffice - réseau informel de bureaux de production néerlandophones et francophones. Résultat : un abécédaire composé d’extraits d’interviewsLes entretiens ont été réalisés par Sylvia Botella à Bruxelles en juin 2022. de professionnel.les ayant participé à cette première édition de « Plat(e)form(e) ».

P – Moins on travaille ensemble, moins on a envie de travailler ensemble. « La crise sanitaire, et le défi écologique portent à notre attention la difficulté des artistes à circuler dans le monde, pointe Sarah Rombouts, responsable des relations internationales pour les arts de la scène au Flanders Arts Institut. Et plus simplement, et peut-être plus radicalement, ils imposent une nouvelle redéfinition de nos manières de dialoguer et travailler ensemble. En prendre la juste mesure, c’est comprendre le contexte : le Brexit et ses conséquences sur le secteur culturel comme le retrait du Royaume-Uni du programme Europe Creative ou la sortie de la libre circulation des artistes et des œuvres, etc. Bruxelles n’est plus le spotlight culturel et artistique européen : les loyers ont augmenté. Certaines formations comme a.pass ne sont plus financées. À l’inverse, Athènes et la Scandinavie sont plus attractives aux yeux des professionnels internationaux. Néanmoins, je me refuse de céder au pessimisme. J’estime que nous avons la possibilité de nous mobiliser, entre autres, grâce au Kunstenfestivaldesarts. »

L – Le compromis original à la belge est la plus belle alliance. Durant quelques années, l’agence publique de soutien à l’exportation du secteur des arts de la scène Wallonie-Bruxelles Théâtre Danse (WBTD) et le Flanders Arts Institute ont initié le programme From Brussels with Love à la marge du Kunstenfestivaldesarts, permettant de rencontrer personnellement des artistes, des professionnel.les internationaux et dialoguer sur des collaborations internationales. « Forts de notre expérience, la première vague de confinement a eu ceci de particulier qu’elle a permis de nous allier avec le Kunstenfestivaldesarts, explique Véronique Laheyne, coordinatrice de WBTD. Les co-directeurs artistiques Dries Douibi et Daniel Blanga Gubbay ont proposé de créer Plat(e)form(e). Et l’intégrer au festival en collaboration avec WBTD, Kunstenpunt/Flanders Arts Institut et openoffice. Plat(e)form(e) peut apparaître comme un compromis original belge francophone et néerlandophone, entre conversation, performance, work in progress et pitchs. À rebours des préconçus communautaires, nous sommes parvenu.es à un équilibre "harmonieux", me semble-t-il, notamment en matière d’esthétique en mettant la focale sur la performativité, le corps et l’hybridation des disciplines. Même si ce n’est pas sans soulever d’autres questions, entre relance de l’internationalisation des artistes et conscientisation des enjeux économiques et environnementaux. »

A – Le défi est un choc. « Au regard des nouveaux défis lancés à la mobilité des artistes et des œuvres, il est nécessaire de se demander comment le Kunstenfestivaldesarts peut-il soutenir des pratiques artistiques, des formes qui ne répondent pas à des formats préexistants ? Cette question suscite en réalité de multiples autres interrogations : dans quelle mesure les artistes peuvent-ils être suffisamment en harmonie avec eux-mêmes pour ne pas céder à la globalisation artistique (ou reproduction de gestes) ni à l’"auto-exotisation" ? Comment pouvons-nous produire du discours politique sans reproduire les discours existants en stimulant d’autres manières de créer ?, interroge Daniel Blanga Gubbay, codirecteur artistique du Kunstenfestivaldesarts. Sachant que cette problématique n’est pas spécifique à la question de l’internationalisation des artistes, elle entre dans le cadre plus global des politiques culturelles.

T – « Sachez me convoiter. Me désirer. Me captiver ». « Avant de créer la performance participative Odorama à la Biennale College Teatro dans le cadre de la Biennale de théâtre de Venise, j’ai été invité à pitcher le projet. Le pitch constitue un préalable qui peut favoriser le dialogue avec les professionnel.les. L’exercice n’est cependant pas aisé, pour ne pas dire "exigeant", voire "ingrat", très "aléatoire". Et en grossissant le trait, "mercatique", souligne en souriant Antoine Neufmars, auteur, performeur et photographe. Par exemple, si l’artiste est mal à l’aise, c’est l’isoler et l’entrainer dans un grand moment de solitude. La difficulté majeure réside ici. Il est évident que l’exercice se prépare. Pour toutes ces raisons, nous avons été accompagné.es par Silvia Bottiroli, curatrice et anciennement directrice artistique de Das Theatre à Amsterdam. La Dasarts Feedback Method nous a permis d’instaurer un véritable dialogue et structurer notre pitch à travers deux sessions collectives via Zoom et une session individuelle. Pour la première fois également, en raison de la rencontre avec la Producers’Academy ce jour-là, l’auditoire regroupait des agent.es et des tour managers indépendant.es venu.es d’autres systèmes. Leurs expériences recouvraient des réalités et logiques très différentes que celles connues en Belgique. C’était très vivifiant. Je me suis senti délogé. » Il faudrait se demander si ces expériences dépaysantes pourraient être reconduites en 2023 ! ?

(E) – S’interroger sur les fondements du regard sert à la constitution progressive de l’œuvre et d’un enlacement des solidarités en deçà des frontières, mentales et physiques. « À l’instar d’autres collègues, j’ai beaucoup milité en faveur de la défense de la mobilité des artistes et des œuvres en pleine pandémie. L’internationalisation des artistes belges est un défi majeur, surtout dans le secteur de la danse. Les durées d’exploitation, les tournées sont peau de chagrin en Belgique. Aujourd’hui, plus qu’hier, nous sommes dans le flou. Notre crainte est d’assister à une relocalisation de la création dans les pays et qu’ils deviennent étrangers à la création qui les entoure, ailleurs, explique Stéphanie Barboteau, directrice du Bureau de production Bloom Project. Toustes les professionnel.les font des retours mais à des degrés et avec des talents différents. C’est la raison pour laquelle je trouve intéressant, dans Plat(e)form(e), l’usage de la DasArts Feedback method à l’issue des performances et de works in progress pour repenser la question du regard (ou l'éducation du regard). Où se joue-t-il précisément ? Comment se formule-t-il avec bienveillance sans céder à l’injonction ? À mon sens, associer le regard des professionnel.les au processus de recherche de manière structurée peut s’avérer très constructif. »

F – Être émergent chez soi et ailleurs. « Après avoir présenté le work in progress "Here I bequeath what does not belong to me" à Plat(e)form(e), je réalise à quel point la proposition artistique a évolué depuis sa présentation à Objectifs Danse 10 en octobre 2021. À dire vrai, malgré le stress de performer devant un parterre de professionnel.les quasi-inconnu.es, j’ai intégré avec beaucoup d’intérêt les retours qu’iels m’ont faits dans le cadre de la DasArts Feedback Method. En tant qu’artiste émergent, cette expérience m’a bousculé pour le meilleur. Sans doute, parce que je connais très bien la méthode. Par exemple, je me rends compte que je n’ai pas suffisamment réfléchi sur la dramaturgie de la lumière, la chromatique ou le costume », confie Habib Ben Tanfous, danseur et chorégraphe, membre du Collectif Ravie et nouvellement directeur du Théâtre de la Vie.

O – Lost in translation. « D’une certaine manière, Plat(e)form(e) me rappelle les foires d’art contemporain avec leurs kirielles de collectionneur.euses et galeristes. L’esprit d’entreprendre et le networking sont très présents, pour ne pas dire fondamentaux dans le marché de l’art. D’origine mexicaine, basé à Bruxelles depuis une dizaine d’années, formé aux arts visuels et autodidacte en danse, j’ai souvent le sentiment d’être moins un artiste qu’un prolétaire, s’amuse Désirée 0100, performeur et danseur dans le work in progress "Ne Mosquito Pas" de Simon Van Schuylenbergh. Cela fait seulement deux ans que je crée mes propres projets. C’est en faisant mon CV que j’ai réalisé que je travaille principalement avec les organisations néerlandophones. Pour moi, ne maîtrisant ni les logiques institutionnelles belges néerlandophones ni internationales, "présenter mes créations en Belgique" ou "circuler à l’international" rime avec le bouche-à-oreille. Et en définitive, avec les réseaux interpersonnels. À l’instar de bon nombre d’artistes des arts de la scène, je me sens souvent perdu. À mon sens, lorsqu’on est artiste émergent.e, rencontrer des professionnel.les et/ou performer ne suffisent pas. Par exemple, il faudrait intégrer des modules d’information sur le fonctionnement des institutions belges et internationales à Plat(e)form(e). »

R – Le traitement des droits d’auteurs est un positionnement éthique. « Si la SACD Belgique a imaginé la rencontre Authorship in documentary theatre making avec Pauline Beugnies, Marie-Aurore D’Awans, Hervé Guerrisi, Maxime Jennes et Célyne Bol-Van Corven, c’est parce qu’elle est partenaire du Kunstenfestivaldesarts. Très vite, le thème du théâtre documentaire est apparu dans nos échanges. Il convient de souligner que ce thème nous permet d’opérer une synthèse avec les deux registres "fiction" et "documentaire", ainsi qu’avec les questions qui animent à la fois la Scam et la SACD Belgique du point de vue de l’écriture, du statut des personnes dont on recueille le témoignage, à travers divers processus de création et pratiques artistiques, souligne Anne Vanweddingen, responsable du Service des Auteurs et de l'Action culturelle. La question de l’éthique de la responsabilité vis-à-vis des protagonistes du fait réel est largement reprise dans le cinéma et le théâtre documentaires. Cette question demeure complexe et grande ouverte pour les auteurs et autrices. Quel est le statut des personnes qui témoignent de leur vécu ? Comment le positionnement éthique peut-il s’harmoniser avec le traitement des droits d’auteurs ? Ceci étant dit, ni la SACD ni la Scam ne font de recommandations aux auteurs et autrices. Et à l’évidence, la question de l’internationalisation des auteurs et des autrices est au cœur de nos missions et dispositifs d’appui. C’est notre ADN. »

MUne internationalisation des artistes à plusieurs vitesses ? « Parler du spectacle Mawda, ça veut dire tendresse créé avec Pauline Beugnies devant des professionnel.les internationaux.ales dans le cadre de la rencontre Authorship in documentary theatre making, c’est tout simplement affirmer : ça s’est passé en Belgique !, partage Marie-Aurore D’Awans, autrice, actrice et metteure en scène. Même si Mawda, ça veut dire tendresse rencontre un vif succès : nous sommes, entre autres programmé.es au Festival Impatience. De manière générale, aspirer à faire circuler une œuvre sur la scène internationale m’apparaît toujours très compliqué du fait des réseaux interpersonnels, des logiques de co-productions internationales, de la globalisation culturelle. Après y avoir longuement réfléchi, nous avons rapidement conclu, qu’éthiquement nous ne pouvions pas percevoir les produits des droits d’auteurs. Concrètement, nous les percevons directement et nous les reversons immédiatement aux parents de Mawda. »

(E) – To be continued.

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