Grand angle : Transquinquennal, le grand écart
par Thomas Depryck dans le cadre du partenariat de BELA avec Grand Angle, le Salon d’artistes belges francophones des arts de la scène – Théâtre des Doms, Avignon, 16 & 17 juillet 2015.
Transquinquennal, le grand écart
Transquinquennal ne se prive d’aucune contradiction, d’aucun paradoxe. Leurs créations, leur démarche s’apparente à une expérience de pensée à la manière du chat de Schrödinger (qui est à la fois mort et vivant dans sa boîte) ou de l’âne de Buridan (qui meurt à la fois de faim et de soif parce qu’il ne sait pas se décider entre l’avoine et l’eau) : elles mettent le doigt sur l’absurde, la schizophrénie ambiante et la représentation de la réalité.
Ils font du théâtre parce qu’ils n’aiment pas ça, ils créent des objets scéniques qui sont eux, mais qui ne le sont pas, et inversement. Ils ne sont ni metteurs en scène, ni auteurs, ni acteurs, ni directeurs artistiques, ni administrateurs de compagnie, ni dramaturges, ils sont tout cela à la fois. Ils abordent des textes d’auteurs contemporains (Savitzkaya, Blasband, Spregelburd, Piemme et Pourveur, tous vivants) avec respect et liberté mais ils n’hésitent pas non plus, dans un grand écart assumé, à aller puiser sur le Net tout ce qu’il y a de plus absurde et étrange pour en faire un élément de réflexion, et un sujet d’étonnement : enfants coréens en pleine performance, béatitude réjouie (et angoissante) d’un quidam face à un double arc-en-ciel, etc. Ce sont autant de prétextes pour interroger la beauté, le bon et le mauvais goût, etc.
Il y a au centre du collectif, semble-t-il, un immense éclat de rire, un rire kundérien, un humour corrosif et sans concession, qui ne s’éteint pas, même quand le grave déborde. Il ne faut pas se prendre au sérieux, mais il faut le faire sérieusement, il faut pousser les logiques jusqu’au bout et le faire avec méthode, c’est à dire à moitié n’importe comment parfois. Un rire qui souvent se pose en parataxe sur un enchaînement de situations qui flirtent avec l’absurde, le non-sens, le jeu dans le non-jeu. Il y a quelque chose de « l’Outrage au public » de Peter Handke dans leur démarche, quelque chose qui se joue de tout, s’annule pour mieux exister, quelque chose qui met le doigt sur les engrenages rouillés du fonctionnement qui est le nôtre à tous les niveaux, mais en ayant en pointe de mire le divertissement (en évitant, en se moquant, évidemment, de la stupidité qui souvent l’accompagne). On ne s’ennuie jamais avec Transquinquennal, ou alors c’est fait exprès.
Fondé en 1989 par Bernard Breuse et Pierre Sartenaer (qui s’est retiré ensuite), le collectif est composé aujourd’hui de Bernard Breuse, Stéphane Olivier et Miguel Decleire. Ils fonctionnent comme un seul homme, une hydre à trois têtes ou plus, selon qu’ils s’adjoignent l’une ou l’autre compagnie venue d’ici ou d’ailleurs. Ils ont travaillé en collaboration de nombreuse fois, avec Dito Dito, (feu) le Groupe TOC, Tristero, et bien d’autres.
Le mot collectif prend toute son ampleur avec eux. C’est de discussions constantes et ininterrompues que naissent leurs spectacles, qui sont, en quelque sorte des prolongations de réflexions, dans un collectif plus large encore, qui rassemble acteurs, performeurs et spectateurs. Mais peut-on dans leur cas, dans l’expérience qu’ils proposent sur scène, autant dans « Capital confiance », que « 41 », que dans « We want more », parler d’acteurs et de spectateurs ? S’il y a bien une distinction, géographique et physique, elle tend en cours de représentation, à s’effacer, faisant du spectateur, qu’il le veuille ou non, un élément de l’événement en court.
Ils n’hésitent pas à donner au spectateur un pouvoir dont il est périlleux mais déterminant d’user en cours de représentation (notamment dans « Capital confiance » où un bouton permet à un moment d’arrêter, véritablement, le spectacle).
Dans « Zugzwang », clairement, les frontières sont purement et simplement abolies. Scène, salle et monde extérieur sont habités par des personnages dont les histoires se tissent au fil de la représentation, se nouent. Ce qui est proposé est une rencontre, un au delà des conventions qui les prend en compte pour mieux les remettre sur le grill des évidences dramaturgiques. Dans « We want more » c’est l’instinct grégaire qui est sollicité, la répétitivité qui est interrogée, jusqu’à l’écœurement parfois, mais dans la joie.
Au cœur de leur démarche, il y a souvent une contrainte, une contrainte stimulante, et un doute, une remise en cause de l’ordre établi. Les choses sont-elles aussi limpides qu’on voudrait nous le faire croire ?
La question qui traverse les créations de Transquinquennal, est aussi celle qui interroge ce qu’est le théâtre aujourd’hui, ce qu’est la représentation, ce qu’est ce moment bien particulier, unique, non-reproductible ou presque, qui rassemble une équipe de comédiens-performeurs et un public dans un même espace-temps. De spectacles en spectacles, la forme est sans cesse mise en exergue, elle vitalise et irrigue les questions de fonds qui sont traitées : quel impact la crise a-t-elle eu sur nous ? Qu’est-ce que le beau ? La guerre est elle partout ? Qu’est ce que l’Europe ? Etc.
Transquinquennal a aujourd’hui plus de 41 spectacles à son actif (dont « Zugzwang », « Les B@lges », « Chômage », « Blind date », « Coalition », « Capital confiance », « La Estupidez », « Quarante et un », « We want more »), qui ont marqué, à leur manière, la création théâtrale francophone de leur empreinte.
Repères
1989 fondation du collectif
1998 Chômage
2002 Zugzwang
2009 Capital confiance
2015 We want more
Spectacles présentés à Grand Angle 2015
La Estupidez
Quarante et un
Philip Seymour Hoffmann
Le travail de Transquinquennal a été abordé dans les numéros 75, 83, 88, 113-114 et le hors-série 5 d’Alternatives théâtrales.
photo © Alice Piemme _ AML