Alors que le coup d’envoi de la 56e édition du Festival Off d’Avignon a été donné le jeudi 7 juillet 2022, Bela s’intéresse aux différents lieux qui vont programmer pendant trois semaines des spectacles de théâtre, de stand-up, de cirque, de danse et de musique. Au total 138 lieux, dont 124 théâtres, accueilleront le public.
Parmi les théâtres permanents d’Avignon, on retrouve le théâtre Épiscène. Sa directrice, Jeannine Horrion, est une personnalité encore peu connue dans le (petit) milieu du théâtre en Belgique francophone. Et pour cause, elle passe la plupart de son temps à Avignon où sa passion pour les arts de la scène l’a incitée à réaliser en 2018 un vieux rêve : acheter – et diriger – un théâtre. Pour Bela, la traductrice et journaliste Laurence Van Goethem est allée à sa rencontre. Portrait.
Issue d’un milieu modeste – père ouvrier et mère au foyer – Jeannine grandit avec trois sœurs dans un village du pays de Herve, avec le néerlandais comme langue maternelle. Elle décrit son enfance comme « simple et heureuse ». La famille et les amis travaillent dur, mais le dimanche tout le monde se retrouve autour de la table, et c’est un vrai plaisir : on joue de la musique (sans savoir lire de partitions), on danse, on rit beaucoup. S’il y a une fête, une communion ou un mariage, on se costume, on fait des sketches et des imitations, on raconte des blagues.
À travers ses yeux d’enfant, le monde des adultes est un monde heureux. Bien qu’elle prenne conscience assez tôt que, pour une femme, la liberté peut être difficile à conquérir : en effet, sa mère, pourtant brillante, a dû renoncer à entreprendre des études pour suivre son mari et s’occuper de sa famille. C’est une révolte qu’elle porte encore aujourd’hui et qui marquera profondément Jeannine.
Toutefois, la maman et le papa de Jeannine ont un abonnement au théâtre des Galeries, qui se déplace à l’époque en tournée à Welkenraedt. Le soir de sortie au théâtre, les trois sœurs sont gardées par leur grand-mère ; elles attendent avec impatience le compte-rendu du spectacle que leur papa ferait le lendemain matin. C’est un grand moment de joie et d’éclats de rire. Jeannine se lève à l’aube pour aller fureter le programme de salle, apprend par cœur le titre des pièces et le nom des comédiens : Le Mariage de Mlle Beulemans, Bossemans et Coppenolle, Christiane Lenain, Serge Michel, Jean-Pierre Loriot, Alain Louis…
Au terme de sa deuxième secondaire, élève douée, Jeannine fait face à un choix décisif : poursuivre des études de dessin ou opter pour les sciences-maths. Contre l’avis de sa mère pour qui les sciences-maths sont davantage porteuses d’avenir, elle choisit le dessin. Cela implique de quitter sa famille et son cher village et d’intégrer un internat dans la grande ville de Liège. Ce qu’elle fait donc, la mort dans l’âme… Et elle termine en beauté ses « humanités », avec un mémoire sur Cézanne (déjà le Sud…).
Après un régendat en arts plastiques, comme on appelait à l’époque les deux années d’études supérieures qui débouchaient sur le métier d’enseignant, bien qu’elle eût aimé embrayer sur l’université (l’histoire de l’art et l’archéologie la titillaient mais ses parents n’avaient pas les moyens car les trois sœurs suivaient encore), elle devient prof de dessin.
L’appel de la scène la rattrape bien plus tard, après son second mariage et lorsque ses six enfants sont déjà grands. Poussée par ses filles, elle se met à jouer dans une troupe de théâtre amateur. Elle commence aussi à fréquenter comme spectatrice les salles de spectacles de Liège, Bruxelles, Verviers, les centres culturels…
Un jour, son prof de théâtre lui parle d’Avignon et de son festival. On est déjà en 2014, et Jeannine décide d’y passer ses vacances, en famille. Elle trouve une maison dans le petit village de Séguret dans le Vaucluse, et se met à sillonner le festival de long en large. Elle tombe amoureuse de la ville : « Quand je suis à Avignon, je suis au Paradis ! » nous dit-elle avec beaucoup d’enthousiasme.
Deux ans plus tard, elle annonce à son mari son souhait d’acquérir un théâtre dans la cité de son cœur. Elle se met à contacter les notaires, les agences, à visiter quelques lieux. Rien ne la convainc. Au bout d’un certain temps, un de ses amis régisseur lui parle d’une salle qui serait bientôt à vendre. Jeannine fait alors une rencontre qui aura une incidence capitale sur la suite de sa vie professionnelle : Stéphane Marteel, un homme bien connu dans la région, un passionné de théâtre qui possède différents lieux. « Le contact est très bien passé entre nous. Quand j’ai visité le théâtre, qui s’appelait alors Le Ninon – du nom de la rue où il se trouve –, j’ai ressenti quelque chose de très fort. Comme si j’étais chez moi. »
Mais au moment de poser les dernières signatures de l’acte de vente, Stéphane meurt accidentellement. Bouleversée par la nouvelle, privée du temps d’apprentissage qu’elle comptait prendre auprès de lui pour faciliter la passation, Jeannine vacille un temps : « Je me retrouve avec ce théâtre mais aucun document ne m’est transmis, je n’avais aucune idée du fonctionnement du lieu, je ne connaissais pas grand monde sur place. »
Qu’à cela ne tienne, elle poursuit sa route et constitue une équipe de femmes : deux architectes, une maçonne, et elle lance les travaux. Le bâtiment possède au premier étage un grand appartement qui est entièrement à rénover. Rebaptisé « Épiscène », le théâtre nécessite lui aussi un sérieux rafraichissement : réalisation de la boite noire, remplacement des lumières, des cintres, nouvelle régie, billetterie en ligne. Un premier festival est lancé en 2018 avec une programmation et une équipe 100 % belge. Malgré le succès, Jeannine se sépare d’une partie de son équipe, engage un directeur technique avignonnais (Hugues Lechevrel) et décide d’assumer seule la charge de directrice artistique. Aidée par ses filles et par son mari, elle traverse la dure épreuve de la pandémie et poursuit en 2021 les activités dans son espace, même en dehors de la période estivale : des cours de théâtre s’y dispensent pendant l’année, des expositions sont organisées en lien avec des associations de la ville, un mini festival intitulé « Ceci n’est pas un festival » est lancé à l’automne. L’occasion d’accueillir de toutes jeunes compagnies et des artistes belges.
Jeannine, avec son théâtre qui porte décidément bien son nom, repère et programme uniquement ce qui la touche véritablement : « J’essaie toujours de voir les spectacles avant de les programmer et de rencontrer les artistes. Je dois sentir leurs motivations profondes. » Elle plante ainsi discrètement, depuis quatre ans, des petites graines, entre la Belgique et la Provence. Poussée par la joie de partager un bon moment – insufflée dès l’enfance par sa famille – et par l’amour des rencontres, Épiscène est un de ces lieux désormais rares, à l’opposé des manœuvres d’investissement ou de spéculation, et loin du snobisme que l’on retrouve parfois à l’endroit du monde culturel.
En complément de cet article, vous pouvez lire sur La Pointe une critique de L’Aquoiboniste, un spectacle que Laurence Van Goethem a vu au théâtre Épiscène pendant le Festival Off d’Avignon 2022.