Seneffe : son château, son grand parc, ses lamas dans le parc… et sa résidence, dans les dépendances du château. En août, elle accueille des êtres étranges — qui traduisent et qui écrivent des livres. Soutenue par la Fédération Wallonie-Bruxelles et organisée par Passa Porta, les objectifs de cette résidence d'un mois sont nombreux : promouvoir la traduction de la littérature francophone de Belgique, favoriser la circulation des auteurices belges à l’étranger, proposer un espace-temps serein pour créer, susciter davantage de passerelles entre les professionnels.
Anna Ayanoglou a résidé à Seneffe 15 jours. Pour le Belazine, la poétesse revient sur son expérience enchanteresse à plus d'un titre.
J’ai passé deux semaines à Seneffe, ma première expérience de résidence d’écriture. J’y ai éprouvé l’espace. L’espace pour l’esprit, sans les tâches et les obligations des jours trop quotidiens ni la promiscuité qui s’impose quand on vit en ville, sans ces entraves contre lesquelles nous devons d’ordinaire batailler pour atteindre le retrait nécessaire à la création. Grâce au lieu, grâce à mes camarades de résidence, toujours de bonne disposition, jamais dans l’intrusion, grâce à Anne-Lise Remacle, administratrice et bon génie qui nous a permis de nous soucier d’écriture, de traduction et de rien d’autre, j’ai fait l’expérience de l’espace, et du retour des forces. Elles sont revenues peu à peu, les forces créatives, comme une fonte des neiges raisonnable qui alimenterait rivières et lacs ; et vite, je n’ai eu qu’à mettre la main dans l’eau pour en retirer quelque chose…
L’espace, c’est aussi celui, physique, du lieu d’écriture. Difficile de ne pas penser à Une chambre à soi, de Virginia Woolf — retraduit en 2020 en Un lieu à soi. À Seneffe, question lieux pour écrire, il y avait l’embarras du choix. Sur la longue table, dans la cour, à l’abri de la tonnelle. Dans la bibliothèque, sous les toits, entourée des livres du fonds belge. Dans la salle de réunion. Et dans la chambre — que j’ai délaissée : pour une fois que j’avais la possibilité d’écrire ailleurs !
Avec Eugenia Fano, traductrice et porteuse, à Seneffe, d’un projet d’écriture autobiographique, on a pris nos marques dans la bibliothèque. Et travaillé de concert, en silence, tâtant de temps en temps la disponibilité de l’autre d’un : « je peux te lire un truc ? ». Parfois, un ou une camarade venait faire un tour discret pour imprimer un texte ou chercher un livre. Et c’est vrai qu’elle offrait une respiration bien plaisante, cette bibliothèque, quand l’envie prenait de se détacher un temps de son texte. Au rayon poésie, j’ai découvert Elke de Rijcke, redécouvert Max Elskamp.
Mais je parle comme si le dehors n’existait pas. Il existait, ô que oui ! Chaque matin, je faisais la même promenade, le long du canal, à dix minutes à pied de chez nous : à l’aller la berge au soleil, au retour celle d’en face, sous les arbres. Et au passage, j’ai appris : on ne pense pas aux mêmes choses selon qu’on chemine au soleil ou dans l’ombre d’une canopée. J’y ai même croisé des compères de résidence, comme Jérôme Poloczek, assis en tailleur, écrivant près de l’une des nombreuses petites écluses qui ponctuaient les canaux — chapeau, moi sans une table pour écrire, je suis nulle et non avenue.
Seneffe, c’est une résidence chorale. Durant « ma » quinzaine, nous y étions douze, puis quatorze. Auteurs et autrices de Belgique surtout, traducteurs et traductrices, pêle-mêle, du Brésil, de Serbie, de Macédoine, d’Ukraine, du Japon… Des compères d’une grande discrétion, d’une grande curiosité, d’une grande générosité. Je ne compte plus les noms que j’ai notés, d’un écrivain, d’un roman, d’un album de BD (d’une autre résidence, aussi — mais chuuut !), surgis d’une conversation autour de la table.
J’ai compris le sens qu’il y avait à rassembler les gens qui écrivent et qui traduisent : les uns comme les autres avancent dans un perpétuel questionnement, de leur travail, du monde qui les entoure, dans une perpétuelle recherche. Nous avons fait connaissance par la discussion, et (quel luxe !) par les livres que nous avions déjà écrits et traduits, qui attendaient qui voulait les découvrir sur une table dans la salle à manger. Les affinités se sont découvertes ainsi, aussi.
Nos soirées de présentation informelle ont été l’occasion de partager un travail en cours ou accompli. D’aller au-delà de l’écrit : en retraçant le contexte, le processus de création. J’y ai lu mes poèmes d’un cycle qui parle de Bruxelles : la ville comme corps, aimé, honni selon les lieux. Jérôme Poloczek nous a fait découvrir le destin de « Nous sommes en colère », dominos partant d’un texte écrit sur un blog qui se retrouve sur des cartons de naissance, puis devient matière d’une exposition.
Nous avons parlé, nous avons beaucoup parlé. De poésie, de justesse, de mots qui épousent les formes et restent en tête.
Moi qui suis si souvent assaillie par l’interrogation : « mais qu’est-ce que je fais là ?? », à Seneffe, j’étais là où je devais être, et c’était infiniment bon.