Passage en revue des courants alternatifs à l’édition

Publié le  10.06.2022

Certaines grandes maisons d’édition reçoivent plus de 500 manuscrits par mois. Quant aux plus petites maisons d’édition, les chiffres sont moins exubérants mais demeurent immenses si l’on considère le temps de travail possible pour des structures n’ayant parfois aucun employé. Ces chiffres montrent une forme de déséquilibre entre l’envie d’être édité d’une part et la possibilité d’éditer d’autre part. Si se faire éditer au sens classique du terme est un chemin souvent long, compliqué et frustrant pour la plupart des candidats, il existe d’autres voies. Certaines les prendront pour une forme d’échauffement, d’autres les considéreront comme une possibilité d’un lien privilégié avec une structure littéraire : les revues. Elles foisonnent dans tous milieux et ce depuis des siècles.

Le journaliste et libraire Timour Sanli a rencontré, pour Bela, les fondateurs et fondatrices de quelques revues littéraires (la liste est bien sûr loin d’être exhaustive) qui permettent à des auteurs plus ou moins confirmés de retrouver leur texte imprimé sur papier et lu par une communauté de lecteurs.

L’épître est une revue suisse fondée par Matthieu Corpataux en 2012. « Je rêvais de devenir écrivain et j’écrivais seul dans mon coin », raconte-t-il, « j’envoyais mes manuscrits à des maisons d’éditions et parfois à des revues mais ça ne marchait pas. Et surtout je n’avais jamais aucun retour. » C’est à partir de cette situation que Matthieu Corpataux décide de lancer sa propre revue L’épître. Malgré le nom, la revue n’a rien de religieux mais se permet un jeu de mot entre un genre littéraire du XVIIe siècle et la figure du pitre permettant  un peu de second degré. Pas d’esprit de sérieux donc, mais un sens acéré du sérieux quand il s’agit de lire un texte. En effet, la ligne qui guide le mode de fonctionnement de la revue est que chaque texte envoyé est lu et a minima commenté, qu’il soit pris ou non. Justement, pour ce qui est de la publication, la revue travaille sur 2 fronts, un format web et un format papier. Il y a d’un côté la ligne éditoriale du site web « qui publie entre 2 et 4 textes par semaine en ligne qui se veut une plateforme d’expérimentation. C’est un endroit pour essayer des choses, avec comme particularité le fait d'adapter le niveau d’exigence à l’auteur. Si c’est le 3 ou 4e texte, on va être plus exigeant. » Et de l’autre, la ligne éditoriale de la revue papier : « Il y a un appel à textes au début de l’été avec un délai à la fin de l’été. N’importe qui peut proposer un projet. On est à 5000 mots. Ou des recueils de poèmes de moins de 10 pages. On reçoit énormément de textes (environ 300) et on en retient une quinzaine, avec un niveau d’exigence beaucoup plus élevé », précise Matthieu Corpataux. L’exigence et le suivi sont donc une éthique que s’est posée la revue, qui offre également la possibilité de servir de tremplin. « Plusieurs des auteurs qui ont démarré chez nous sont aujourd’hui publiés », se réjouit-t-il.

 

Un Rectangle Quelconque est une revue bruxelloise qui publie principalement de la poésie. Le titre de la revue représente bien l’état d’esprit à l’œuvre. « Dans la pensée occidentale on a tendance à considérer le quelconque comme ce qu’il y a de plus banal, on a l’habitude d’y voir plus le "parmi d’autre" que l’ "un" », explique Tomas Sidoli, l’un des fondateurs de la revue. « Et un rectangle quelconque ça n’existe pas, c’est tous les rectangles. Ça faisait écho aux Surréalistes, qui comme les Situationnistes sont l’une de nos influences », précise-t-il. Bien que le titre puisse sonner comme une ligne directrice, Tomas Sidoli souligne que l’enjeu principal de la revue est de publier des textes qui leur plaisent et refuse catégoriquement l’idée d’écrire un manifeste qui risquerait d’enfermer la revue plutôt que de la laisser explorer des champs à chaque fois nouveaux, comme la poésie féministe ou la poésie visuelle pour prendre des exemples dans leurs derniers numéros. Ces grands passionnés de poésie vont chercher des textes de personnes connues ou moins connues, à l’image de cet intrigant personnage qu’est John Wieners, poète américain éclectique souvent relégué aux marges de la poésie en raison de son activisme pour la cause gay dans une Amérique puritaine. Le mode de fonctionnement de la revue est également double : un numéro est constitué comme un dossier qui se fournit au gré des recherches et des goûts des fondateurs de la revue et l’autre numéro se constitue par appel à projets. « Par contre il n’y a que 16 pages on est bien obligé de faire des choix », admet Tomas Sidoli.

La revue Sabir, elle, est née dans un contexte particulier. Elle a en effet été créée par 6 étudiants et étudiantes du Master de création littéraire de La Cambre. « On a appris à parler des textes des autres et on a voulu partager cette expérience », raconte Eva Anna Maréchal, l’une des fondatrices. L’une des particularités de la revue est que les fondateurs et fondatrices écrivent à chaque fois dedans. L’autre particularité est de mélanger au sein d’un même numéro des textes inédits d’auteurs connus (on peut notamment citer Lucie Taïeb, Gérard Berréby ou encore Caroline Lamarche) avec des auteurs inconnus ou presque. L’appel à textes reste confidentiel : « On l’envoie à ceux et celles qui nous demandent d’écrire dans Sabir mais on ne fait pas d’appel véritablement public », précise Eva Anna Maréchal. Et ce, car, victime de leur succès, l’équipe de la revue Sabir risque de se laisser noyer par l’afflux de textes. Ce qui rassemble néanmoins les auteurs plus ou moins connus dans la revue (ou dans la « collection de textes » conformément à la présentation sur la page d'accueil du site) n’est pas un thème mais un « enjeu d’écriture ». La différence ? « L’enjeu d’écriture permet une réflexion conceptuelle là où le thème prend le risque de donner place à des textes trop illustratifs », explicite Eva Anna Maréchal.

 

Papier Machine est une revue belge née autour de « l'intérêt pour l’usage des mots à rebours de l’usage médiatique des mots et du vide de sens » explique Valentine Bonomo. Alors que tant de mots sont surexploités et galvaudés, le pari de Papier Machine est plutôt de partir d’un sol commun, de la langue ordinaire, d’un mot quotidien pour le remplir de sens. Plus que par thème, la revue fonctionne par mots. Littéralement. En effet la première étape de chaque numéro est d’élire un mot qui sera donc ce qu’il faudra explorer collectivement. Ce collectif, à chaque fois renouvelé, existe de 2 manières différentes. Les gens qui répondent à un appel à textes mais également les auteurs que les fondatrices de la revue vont chercher. Plus que par goût littéraire, leurs recherches tendent à explorer le mot élu en prenant différents biais. « L’idée est de ne pas se limiter à un champ ou un savoir. On va chercher des gens pour avoir des textes de personnes qui ne viendraient pas spontanément proposer un texte. C’est comme ça qu’on peut trouver un cuisinier ou un astrophysicien dans la revue », raconte sa fondatrice. Ouvrir un Papier Machine, c’est donc se laisser aller à de multiples rebonds, à une pratique bien assumée du « coq à l’âne jusqu’à l’absurde ». L’équipe cherche à faire des pas de côté, inscrire le décalage dans le fonctionnement de l’exploration, sans une prétention à l’exhaustivité mais plutôt à la pluralité et à une forme de convivialité qu’on retrouve également dans le graphisme de la revue. « C’est un point d’entrée important. Pour que ça soit lu c’est important de faire un objet qui donne envie qu’on l’ouvre, qu’il y ait un aspect convivial, pas quelque chose de froid. »

L’un des aspects, pas abordé ici, qui est pourtant un enjeu de taille dans le monde des lettres quel qu’il soit, est bien entendu l’aspect financier. Être financé ou s’assurer une autonomie totale, fantasmée ou non ? Où chercher les financements ? Financer ou non les gens qui écrivent et comment ? À titre d’exemple, dans les revues citées ci-dessus, seules Sabir et L’épître peuvent se permettre de financer leurs collaborateurs, grâce à des subsides public ou privé. Si Papier Machine bénéficie également de subsides, Valentine Bonomo met en lumière un autre enjeu : celui des capacités humaines et administratives à rémunérer les auteurs. Une question pratique plus complexe qu’il n’y paraît pour des petites structures et qui a le mérite de souligner les nombreux chantiers encore et toujours en cours dans le monde littéraire.

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