Still Life à Avignon célébrant le théâtre sans paroles

Publié le  22.07.2022

Après une première mondiale à Bruxelles aux Tanneurs, voici Flesh et la compagnie Still Life à l’affiche du Festival In d’Avignon, au cœur d’une édition qui met particulièrement en valeur le théâtre visuel tel qu’ils le pratiquent. Sur la scène du Gymnase du lycée Mistral, les comédiens Muriel Legrand, Sophie Linsmaux, Aurelio Mergola et Jonas Wertz reçoivent un accueil chaleureux.

Pour Bela, le journaliste Philippe Couture décrypte une pratique de théâtre sans paroles qui, certes, néglige les mots, mais pas les histoires et les imaginaires féconds.

une femme et un homme en chemise accoudés à une table en bois
© Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola de la compagnie Still Life par Marie-Hélène Tercas

Ce n’est pas vraiment du théâtre corporel, au sens où l’entendent les émules d’Étienne Decroux, qui ont fait évoluer l’ancienne pratique du mime vers une forme contemporaine plus éclatée. Ce n’est pas non plus strictement un théâtre d’images poétiques à la manière de Robert Wilson. Mais, quelque part dans le prolongement et dans les interstices de ces formes canoniques, le Festival d’Avignon ouvre cette année la porte à des artistes faisant le pari du théâtre sans paroles – les situations dramatiques et le sens du récit y perdurent, mais les mots et les dialogues y sont absents. C’est le corps, certes, qui en est le principal véhicule. Mais c’est aussi un théâtre de l’irrationnel et du pulsionnel, voire un théâtre de l’inconscient surgissant brutalement au cœur du monde civilisé, à travers une forte expressivité et des mises en scène exacerbant visuellement le ballet des interrelations humaines.

Et ce, sans pour autant verser dans l’onirisme pur, avec une réelle affection pour le réalisme scénique. Plutôt qu’au théâtre visuel abstrait et fantasmagorique typique des années 80, on peut rapprocher ce théâtre du réalisme stylisé du letton Alvis Hermanis, qui nous a donné de très grandes pièces au cours de la décennie 2000 (notamment le spectacle Sonia, vu à Avignon en 2008).

Et c’est le territoire de prédilection des Belges Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola, de la compagnie Still Life. On chuchote qu’Olivier Py, directeur sortant du Festival d’Avignon, les affectionne particulièrement. Il a à tout le moins remué mers et mondes pour se permettre de les réinviter en cette édition 2022 après le rendez-vous raté de 2020, en pleine pandémie, alors qu’ils devaient présenter No One, leur précédente pièce, au Gymnase Paul Giéra. C’est finalement Flesh, toute nouvelle création découverte en février 2022 aux Tanneurs, qui rencontre les festivaliers. La pièce composée de quatre courtes formes explore le thème de notre distance avec nos chairs et nos corps, en plus de flirter avec le tabou de la mort. De l’hyperréalisme au burlesque et au tragicomique, le spectacle conjugue dramaturgie visuelle, attention aux détails scénographiques et physicalité puissante.

La programmation les fait côtoyer d’autres pièces sans paroles, notamment Milk, du Palestinien Bashar Murkus, dont l’approche est encore plus plastique, avec son chœur de femmes nourricières peu à peu submergées de lait maternel. Dans un pays assailli par la guerre, les époux et les fils brillent par leur absence auprès de ces femmes criant une douleur ancestrale dans une symphonie de sons, de lumières et de liquide laiteux. Si l’esthétique démesurément tragico-poétique de Murkus diffère de celle, plus réaliste, de Still Life, on y accède tout aussi prestement à la vérité de l’âme humaine, sans le filtre ennoblissant de la parole ou du mot.

acteurices tenant un homme blessé sur scène
© spectacle "Milk" de Bashar Murkus par Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Marquer la rétine

« Ce qu'on cherche à faire, c'est créer des images et des situations qui seront visuellement marquantes pour les spectateurs et spectatrices, explique Sophie Linsmaux. Pour nous, les situations sociales dans lesquelles on n’utilise pas la parole sont des viviers d’inspiration infinis, parce que l’humain, lorsqu’il est forcé de communiquer autrement qu’avec des mots, devient extrêmement éloquent. Le collectif et les interactions existent de manière exacerbée sans le recours à la parole, dans des espaces normés où l’on fonctionne selon des règles non écrites, mais connues de tous, à travers lesquelles se révèlent les corps et les émotions non verbales. »

Le souci du lieu : voilà l’une des armes principales avec lesquelles le duo travaille à faire embrayer l’imaginaire et à modifier les modes d’interaction entre acteurs et spectateurs, sortant ce dernier de sa position passive pour l’inviter à balayer davantage la scène et à faire dialoguer corps et espaces pour en tirer de nombreuses interprétations. « Pour nous, le lieu raconte tout autant que les mots, et c'est dans la relation entre l'espace, le corps et les objets que va se déployer ce qu'on veut raconter, explique Aurelio Mergola. On ne choisit pas nos lieux au hasard : ils sont le cœur de notre dramaturgie. »

En mettant cela en scène avec un souci du détail manifeste, Still Life invite le spectateur à une expérience différente de perception. « On espère effectivement provoquer de nouvelles façons pour les spectateurs et spectatrices de déployer le regard, souligne Aurelio Mergola. Il s’agit de regarder les choses d’un œil investigateur, de disséquer de toutes petites choses. L'absence de mots fait que l’on déplace notre regard et notre attention, pour être sensible au sensoriel et pour ouvrir des portes dans l’imaginaire aussi. »

Impulsions et irrationnel

Pour Linsmaux-Mergola, dès qu’on cesse de passer par les mots, d’autres mécanismes se mettent en place. L’humain s’exprime alors par son caractère impulsif, instinctif, inconscient. Dans No One comme dans Flesh, ce surgissement d’une intériorité pulsionnelle est provoqué par un monde qui va mal, ou se manifeste en réaction à la finitude annoncée, ou encore intervient dans les soubresauts d’une catastrophe. « La pulsion de vie surgit à ces moments de détresse chez nos personnages, explique Sophie Linsmaux. Elle passe par un corps exacerbé, qui traduit la soif de vivre, le réflexe animal de survie. Des réactions instinctives qui se situent hors de l’intellect. »

L’objectif central de Still Life est ainsi donner à voir l'humanité résistante et le besoin d’être ensemble, « quel que soit le monde dans lequel on vit, aussi terrible puisse-t-il être, aussi violent puisse-t-il être », ajoute l’actrice et metteuse en scène.

acteurices regardant une personne couchée sur scène
© spectacle "No One" par Alice Piemme

Un théâtre référencé

Si nous identifions plus haut quelques grands noms du théâtre corporel et visuel à qui le travail de Still Life peut faire penser, Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola évoquent plutôt l’influence de Pina Bausch, « non pour l’aspect danse-théâtre mais plutôt pour sa méthode de travail, au sujet de laquelle on a beaucoup lu et qui nous inspire des processus de création », précise Aurelio.

C’est aussi du côté de l’anthropologie que le duo trouve matière à penser la scène, notamment chez David Le Breton, « qui écrit au sujet de l’intimité et de la relation au corps », précise-t-il encore.

Au cinéma, les œuvres récentes du réalisateur suédois Ruben Östlund, comme The Square, Snow Therapy ou Sans filtre, les nourrissent également. « On aime Östlund pour son côté sociologique, vraiment pour son point de vue sur les comportements humains, décryptés jusqu’au moindre détail », conclut Sophie Linsmaux.

C’est tout ça que les spectateurs avignonnais sont venus applaudir. Et plus encore.

 

En complément de cet article, vous pouvez visionner sur La Pointe des extraits filmés de l’entrevue faite à Avignon par Philippe Couture avec Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola de la compagnie Still Life.

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