Rencontre de la webcréation #11 : regards sur les formes actuelles de narration numérique

Publié le  25.03.2022

La 11e Rencontre de la webcréation, initiée par le PILEn, a réuni le 3 mars 2022 un trio d’acteur·ices du monde de l’édition et des récits textes-images pour parler de narrations numériques et de nouvelles écritures. Depuis 10 à 15 ans, notre rapport à la lecture et à l’écriture évolue. Les outils numériques ont bouleversé et enrichi nos manières d’interagir, de lire, d’écrire. On ne lit pas moins qu’avant mais différemment, de manière moins linéaire. Les écrans ont introduit une forme de lecture verticale et nos pratiques de lecture et d’écriture mutent aujourd’hui vers des formes dynamiques, modulables, voir participatives. La création littéraire illustrée évolue elle aussi en prenant en compte ces nouveaux paramètres et propose des formes inédites de narrations.

Exaheva est bédéiste, musicienne, scénariste et développe des projets de narrations numériques. Christel Hoolans est directrice générale de Dargaud-Lombard et éditrice de manga chez Kana. Dominique Maes, quant à lui, est auteur, illustrateur et président-directeur généreux de la Droguerie poétique qu’il anime, un « magasin de produits qui ne se vendent pas ».

Quel est leur regard sur les formes narratives numériques et leurs usages ? Comment penser un projet d’écriture hybride ? Quelles potentialités ces nouvelles écritures ouvrent-elles pour les lecteur·ices et quelles sont leurs limites aujourd’hui ? Pauline Rivière, qui a modéré la 11e Rencontre de la webcréation, revient ici sur cet échange passionnant, au croisement du papier et des écrans.

dessin livre ouvert avec personne qui porte un crayon
© affiche de la 11e Rencontre de la webcréation organisée par le PILEn au Festival Anima 2022

Les nouvelles écritures comme champ d’expérimentation

Dominique Maes a été l’un des premiers auteurs à se frotter aux narrations numériques il y a une dizaine d’années, accompagné par les éditons CotCotCot qui se lançaient alors dans des livres-applications. Celui qui se définit comme un « aventurier de la narration » s’est montré fort enthousiaste à l’idée de bousculer son processus créatif habituel. Venant initialement de la littérature pour enfants, sa « façon de raconter est née par les structures de l’album jeunesse ». Pour le projet de récit numérique Bleu de Toi à destination des enfants et lisible sur tablette, il a modifié sa manière de penser la narration en réfléchissant à un chemin de fer en arborescence pour circuler dans les illustrations, dessinées au bic bleu sur papier en grand format puis digitalisées. Il a travaillé en binôme avec un ingénieur-développeur qui codait l’application. Deux langages – l’un dessiné, l’autre numérique  se croisaient et construisaient ensemble un récit dans lequel enfants et parents pouvaient naviguer sur écran.

Exaheva explore elle aussi les nouvelles formes de narration et les possibilités créatives que permet le numérique. Depuis plusieurs années, elle travaille sur Still Heroes, une bande dessinée numérique spécifiquement conçue pour la lecture sur ordinateur et actuellement en phase de bêta test. Animation, défilement, scrolling, effets sonores : le·a lecteur·ice est parte prenante de l’histoire. Iel est actif·ve dans l’action et dans les interactions qu’Émeline, la personnage principale a avec son environnement. La lecture est interactive bien que distincte d’un jeu vidéo. Il n’y a en effet ni choix de narration multiples, ni énigme. Penser et travailler une histoire numérique permet de décloisonner la création, de mélanger des techniques : dessin, son, vidéo, animation… L’écriture devient hybride et les possibilités multiples pour les créateur·ices.

Nos usages de lecture peuvent également en être enrichis comme ils l’ont été à la fin des années 70, à l’arrivée des mangas papier sur le marché européen. Ces récits se lisent effectivement à l’inverse de nos ouvrages traditionnels et comme nous le rappelle Christel Hoolans, « au Japon on lit dans tous les sens, certains journaux c’est de haut en bas, d’autres de droite à gauche, c’est juste une gymnastique intellectuelle à adopter ».

Faire communauté

Au Japon, les lecteur·ices de manga sont partie prenante du processus créatif et de l’évolution des histoires comme l’affirme Christel Hoolans. Il y a un vrai dialogue entre éditeur·ices et lecteur·ices. Pour l’éditrice belge, ici aussi il y a « une vraie interaction avec le public » qui est « curieux et hyper réactif ». Aussi, les histoires passent d’un format à un autre. De nombreux personnages et récits sont testés auprès des lecteur·ices dans des magazines avant de réellement s’épanouir en séries sur papier ou en ligne, ou les deux. Certaines histoires sont adaptées en animé par la suite. On passe d’une plateforme à une autre, d’un support à un autre.

Exaheva, grande lectrice de mangas, expérimente elle aussi un fonctionnement en épisodes comme les récits japonais et une multidiffusion pour la série Mekka Nikki, une bande dessinée de science fiction qu’elle a scénarisée, avec Félix Laurent au dessin. Mekka Nikki a d’abord été publiée en ligne sur la plateforme www.ataquesurprise.com un site web que l’autrice touche-à-tout a co-créé et qui regroupe plusieurs webcomics à lire gratuitement. Les différents épisodes ont ensuite été auto-édités sous forme de fanzines et aujourd’hui, l’entièreté de l’histoire est éditée en 2 tomes chez l’éditeur Vide Cocagne. Habituée des blogs BD qu’elle utilisait dans les années 2000, Exaheva est attachée à l’aspect communautaire que génère ses récits. Être en dialogue avec les personnes qui suivent les histoires, qui commentent, encouragent et finalement co-construisent et nourrissent les narrations. Cette multiplication des moyens de diffusion permet de toucher un public plus vaste, avec des moyens financiers divers. Cela permet aussi d’avoir plusieurs portes d’entrée dans le récit ainsi que des échanges et des interactions avec une communauté de lecteur·ices investi·es et critiques en ligne, en salons d’édition, en librairies. Les outils numériques permettant une porosité entre auteur·ices et lecteur·ices et un accès à un plus grand nombre de personnes.

Christel Hoolans fait le parallèle avec le manga, une manière de raconter qui « est devenue mondiale ». Une même histoire peut « toucher un public partout dans le monde. C’est comme si c’était un langage universel. Contrairement à la bande dessinée européenne qui s’exporte très mal. »

Les limites des outils numériques

Exaheva qui aime aller voir les limites possibles des outils déplore le formatage des grandes plateformes qui laissent de moins en moins d’interstices à la créativité et à l’expérimentation. Depuis les blogspots des années 2000 où l’on pouvait modifier des lignes de code à Instagram où tout est ultra calibré et qui sert surtout de « portfolio en ligne », les outils techniques s’appauvrissent pour les créateur·ices qui souhaitent sortir des cadres de narration prédéfinis. Mais malgré tout, il est difficile de s’affranchir complètement de ces plateformes. Le web est polarisé. Difficile de diffuser des récits quand ceux-ci n’entrent pas dans les cases. Ainsi, Exaheva se voit contrainte de vendre sa bande dessinée interactive Still Heroes via des sites de jeux vidéo parce qu’une plateforme dédiée aux récits interactifs n’existe pas (encore).

Dominique Maes voit, lui, l’aspect positif de ces outils et notamment des réseaux sociaux. Étant présentes dans le monde entier, ces plateformes touchent énormément d’individus, ce qui permet une grande circulation des images, la « création de ponts » et la construction d’une communauté en ligne au-delà de ce que les rencontres physiques pourraient rendre possible.

Christel Hoolans abonde dans ce sens aussi : les plateformes rendent « l’art accessible à tous » et en temps qu’éditrice, elles permettent de découvrir de jeunes auteur·ices encore jamais publié·es ».

Même s’il faut rester vigilant·es quant à la polarisation du web, Dominique Maes est optimiste, « les narrations trouveront toujours de nouvelles formes » parce que « tout est mouvement ».

Exaheva ajoute qu’« il y a toujours moyen de tricher, de contourner les règles », elle « espère que le web restera un lieu d’expérimentation ».

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