Ça a débuté comme ça

Publié le  13.12.2013

1.

Ah !

L’angoisse de la page blanche !

Qu’est-ce qu’on nous a bassinés avec ça ! Jusqu’au cinéma ! Et le réalisateur de choisir un éclairage en clair-obscur pour qu’on sente bien la tension qu’il va décrire. Puis, il assoit un auteur immobile et transi devant sa Remington portative (intérieur jour, Paris, 1968, bruits de manifs provenant de l’extérieur, le portrait du Che sur un mur). Ou alors un autre, penché, pensif, par dessus sa feuille vierge, suçant son stylo-plume comme s’il espérait en extraire ces premiers mots fatidiques, magiques, tragiques (intérieur nuit, 1915, auteur blessé à la tête, dans une casemate, cris et bruits de bombes). Ou bien, un beatnik hirsute et grisonnant, la tête qui dodeline à 60 cm de son écran d’ordinateur, se mordillant les lèvres comme s’il mâchait ses idées avant de les faire jaillir (extérieur jour, l’auteur à succès au bord de sa piscine, sous un parasol, un Martini dry posé sur la table, Miami, 2013). D’un point de vue cinématographique, la page blanche est éternelle, et même obligatoire depuis Mathusalem (extérieur jour, sommet du Sinaï, homme barbu devant deux pierres blanches). Ça doit faire partie des codes qui justifient la séparation radicale entre les gens (mortels, dénués de talent, moches) et les auteurs (immortels, géniaux, splendides). Au point qu’il y a vingt ans, un certain futur auteur (qui est toujours futur auteur aujourd’hui) m’a dit que si je n’éprouvais pas l’angoisse de la page blanche, c’est que je ne serais jamais un écrivain !

Hélas, j’ai eu beau tout faire pour angoisser face au blanc (lire L’Étranger de Camus juste avant de me mettre à écrire une nouvelle, par exemple), je n’y suis jamais parvenu ! Et comme j’avais décidé de devenir écrivain quoi qu’il en coûtât, il ne me resta plus, un jour de mai (extérieur nuit, Sel dans un transat, un porto à la main, un peu ivre) qu’à décréter que l’angoisse de la page blanche était une arnaque ! Hélas, un écrivain sans public n’est pas crédible. Alors, pour que vous consentiez à m’accorder cette qualité, il m’est indispensable de vous donner au moins une preuve de l’ineptie de l’angoisse de la page blanche. Au risque, je le reconnais, d’abattre une légende chatoyante et de ridiculiser des dizaines de scènes cinématographiques et leurs réalisateurs avec. Une seule séquence sera sauvée — dans Hemingway and Gellhorn —, celle d’Ernest debout, qui insère une page entre les rouleaux anthracite de sa machine, y tape immédiatement une première phrase, une deuxième, une troisième, puis, mécontent, l’arrache, la chiffonne, la jette rageusement, prend une nouvelle feuille, l’insère dans la machine… et voilà ma preuve ! Car Hemingway — personne ne me contredira — est un écrivain. Et il remplissait le blanc avant même d’avoir eu le temps d’angoisser ! Alléluia !

D’où, du reste, une deuxième preuve : Ernest nous démontre que, dès qu’elle est posée devant l’auteur, aucune page n’est plus blanche. Avant même qu’il n’appuie sur une touche, il y voit défiler des tas de premières phrases. «Ça a commencé comme ça.» Non. «C’est comme ça que ça a commencé.» Ah non ! merde ! c’est pire ! «Ça a débuté comme ça.» Ah oui ! ça ! c’est bien ! Et c’est donc comme ça qu’a débuté le Voyage au Bout de la Nuit. Mais cette nuit n’est pas celle du héros, c’est celle de l’écrivain qui, comme le disait Céline, doit «mettre sa peau sur la tablesinon, on n’obtient rien». Cette nuit débute à chaque page vierge qu’on entame. Et l’angoisse y est terriblement présente, palpable, même, ça, je le reconnais. Mais ce n’est pas en début de page qu’on la sent rôder vraiment. Oh non ! Pas dans ces première lettres-là, prémâchées de longue date ! C’est bien pire que ça : l’angoisse, elle s’invite à chaque mot qui suit !

 

2.

Dans l’épisode précédent, l’écrivain, dont il est à présent établi qu’il en est bien un, affirmait, matamore, ne pas être angoissé par la page blanche ! Il finissait toutefois son billet en reconnaissant qu’il l’était ensuite par chaque nouveau mot tapé. Oxymore ? Absurdité ? Vanité ?

(Intérieur nuit, Marcel Sel écrit derrière un rideau humide, le visage déformé par la peur et l’émotion, tentant de mettre sa peau sur la table, sans parvenir à rendre cette scène d’amour intéressante — celle sur laquelle il sèche depuis trois semaines —, puis, il lève le regard, sèche ses yeux, et déclare face caméra :)

— Je suis angoissé, oui, c’est vrai. C’est parce que comme tous les gens qui se font remarquer, je veux être immortel. Et c’est stressant !

Il tourne la tête vers la fenêtre, les sourcils désespérément hauts. Il sait que les mots qu’il impose à sa page resteront les siens, à jamais. Et s’il se rate d’une phrase banale, il sera banal jusqu’à la fin des temps — on peut rater son suicide comme on peut rater son éternité ; c’est le prix de ce pacte faustien entre l’auteur qui s’y croit (ils s’y croient tous, sinon, ils n’écriraient pas) et la notoriété potentielle qui l’anime, fût-elle limitée à un cercle si proche qu’il ne comprendrait que son oncle Germain qui mange comme un cochon et sa cousine Lucille qui a des yeux de venin. Le pacte impose de payer chaque mot, cher, pour traverser les âges.

— L’angoisse de la page blanche, reprend-il brusquement — forçant le cadreur à revenir sur lui, ce qui fait un peu sauter l’image — n’est donc qu’une excuse vulgaire, un prétexte, un « c’est pas ma faute ».

Eh pourtant ! tout est bien de sa faute, à Marcel, qu’il soit Proust, Pagnol ou terriblement Sel. C’est bien lui, le coupable ! Car avant de coucher ses mots sur la feuille immaculée, l’écrivain les a emmagasinés dans son hypothalamus (il ne sait pas où c’est, ce n’est pas son métier de le savoir, il sait seulement que c’est plus joli que cerveau). Parfois de très longue date. Alors, les mots se bousculent dans cette grise cabane-là, prêts à sortir, en masse, en panique, parce que le mental qui les accueille pourrait mourir, figurez-vous, et qu’il faut, auparavant, vite, mettre tout ça sur papier ! Ce sont alors les doigts de l’auteur, ces gardes-chiourmes de sa diarrhée vocabulaire, qui se chargent de mettre un peu d’ordre dans ce débordement, en sélectionnant les mots dignes du nom qu’il prétend se faire et en les tapant, un à un, au clavier.

— Toi, là, le ça, tu peux passer !

— Oui, toi, le a, aussi.

— Eh ! Attends ! Mais t’es qui, toi ? Le commencé ? Mais enfin ! Tu te rends compte que tu essayes d’entrer sur la première page d’un écrivain dont nous savons à présent que c’est bien un écrivain ? Avec ces baskets ? Non, mais pour qui ça se prend ?! Allez, recule, laisse passer les bons mots, crétin, va !

— Oh ! mais voilà un débuté en cravate qui va nous compenser le millipoil de vulgarité du ça que j’ai laissé passer en premier ! Allez, avance, débuté !

— Eh, l’Index ? On a un comme dans le coin pour l’accompagner ? Et un autre ça ? Comment ça, ‘dans quel ordre’ ? »

« Ça a débuté ça comme », tapèrent les mains de l’écrivain.

Dans un épisode suivant, le docteur Destouches, de Courbevoie, le lui fera payer.

(Documentaire, AB3, « le cerveau de l’écrivain », filmé en Betacam SP, un peu vieilli, texte dit par Claude Piéplu, en averse.)

Cette sélection digne d’une boîte branchée, où doivent par définition se côtoyer l’engeance et la jet-set, est vitale : il faut se rappeler que l’écrivain pourrait se faire renverser par un bulldozer dès tantôt, à 17 h 23 précisément, devant chez lui ! L’astéroïde Hubert Reevespourrait quitter sa trajectoire habituelle entre Mars et Vénus et écraser notre futur académicien français — immortel, donc — demain vers 14 h 59 ! Ou plus romantique : sa femme, qu’il trompe au quotidien avec des majuscules, des virgules et des alinéas, pourrait le poignarder dans son sommeil cette nuit même ! Bref, il y a urgence ! Tout mot écrit est déjà ça de pris au destin ! Écrire, c’est vivre mille ans ! Les doigts, portiers de l’hypothalamus (dont il ne sait toujours pas où c’est), sont les gardiens de la Porte du Paradis scriptural, qui extraient les caractères de l’enfer cérébral de l’auteur maudit pour les envoyer au Nirvana de papier, en faire un auteur de mots écrits !

Et, pour s’assurer que cette éternité existe bien, pas besoin de chercher des preuves dans l’au-delà : le jour où l’auteur voit son livre en vitrine, il sait que le voilà désormais voué à ressusciter à chaque lecteur. Et puis, tout de suite après, la revoilà, celle-là ! Oui, l’Angoisse, qui le prend, qui le serre ! Car s’il ne trouve pas lecteur, il ira au pilon, cet auteur qui se croyait malin ! Il ira au casse-page comme Jésus allait au Golgotha. C’est pour ça qu’écrire est une passion. La croix sur l’épaule, l’écrivain trébuche à chaque mot.

3.

Dans l’épisode précédent, Sel finissait crucifié, auteur maudit. Épuisé de sa propre arrogance, de s’être mis en scène avec un tel aplomb — il tentait, sans y parvenir, de rappeler au lecteur qu’il n’est pas d’auteur modeste, l’idée même de s’adresser par écrit à ses congénères implique une prétention effarante, tous les auteurs la possèdent — Sel tentera de se rattraper en revenant sur son début dans un billet honnête et touchant.

(intérieur toilettes, l’auteur pensif se dit à lui-même des choses qu’il n’oserait jamais coucher par écrit. Humant le désodorisant à l’odeur de faux, il tend au dérouleur de papier cul un regard inquiet.)

C’est comme ça que ça a commencé : j’avais la page vierge devant moi. Le paradis ou l’enfer me tendaient leurs bras. Mais mû par un besoin irrationnel de me précipiter dans l’éden que j’entrevoyais, je n’ai pas pris le temps d’angoisser. J’ai écrit illico «Ah ! Que n’a-t-on pas dit de l’angoisse de la page blanche !» Puis, j’ai continué à écrire, sans penser, l’espace de quelques lignes, et je me suis arrêté pour me relire. Je me suis alors rendu compte que ma première phrase était longue, convenue, pédante ! Je rappelle que j’avais débuté comme çaune seconde seulement après m’être assis à mon ordinateur et après avoir cliqué sur «nouveau document» dans mon logiciel. Et ce, sans angoisse du blanc ni du noir, bien sûr, parce que depuis toujours, les mots qu’on n’aime pas, on les change après ! C’est du reste ce que j’ai fait. J’ai regardé ma première phrase avec mépris. Je l’ai effacée, raccourcie, recommencée, et j’ai fini par m’arrêter sur «Ah ! L’angoisse de la page blanche !» Ce n’était pas encore formidable, mais je peux vivre avec ce début-là. On ne peut faire mieux que soi.

Après, j’ai mis d’autres mots derrière ces mots, posément, sans peur, mais avec fébrilité. Tout allait donc pour le mieux. Mais là, tout à coup, je ressens le besoin d’avouer qu’en fait, j’ai menti dans mon premier billet : l’angoisse n’est pas là à chaque mot qu’on couche. Elle est là avant, elle est là après, mais quand j’écris, elle s’envole. Après «Ah ! L’angoisse de la page blanche !», ce sont mes doigts — garde-chiourmes des signifiants — qui ont sélectionné mes mots, qui ont laissé passer mes meilleurs, en file indienne, sur des critères à eux, que je ne maîtrise pas. Moi, je n’ai rien fait du tout ! Je leur ai seulement demandé de n’autoriser que les termes qui permettaient de construire des phrases intéressantes. De ne pas tourner autour du pot.

Les portiers du clavier se chargèrent dont en toute indépendance de coucher sur la page blanche de quoi expliquer mon idée. Et aussi l’inverse de mon idée. Car toute phrase est un passage d’un point de pensée à un autre point de pensée. On peut dire exactement l’opposé, on aura parcouru exactement le même chemin, mais à l’envers. C’est joliment pensé, hein ? Mais bon, ce n’est pas de moi. C’est Henri Michaux qui a écrit ça, ou à peu près.

Grâce au travail des doigts-portiers, les tournures sont venues spontanément, de ce filtrage hasardeux. Le style, s’il y en a un, ne doit d’être qu’à l’attitude somme toute débonnaire de mes gardes-chiourmes. De temps en temps, ils ont laissé passer un mot en baskets. Il y en a même un en tong («merde») qui est parvenu sur ma page, alors que je les avais interdits. Mais comme je le dis, mes doigts sont un beau bordel (voilà, encore un mot en tongs qui est passé sans mon accord !) Ils ne m’obéissent pas, ce qui est déjà insensé, mais en plus, ils ne s’entendent pas entre eux : malgré l’opposition ferme de mon majeur, mon index a carrément autorisé un mot à se pavaner à poil sur ma page : «cul» ! Et, comble de l’anarchie, mon pouce — ô crime ! — a, en douce, laissé un terme au faciès barbare se faufiler incognito ! Un Grec ou un Libanais, je crois, avec une chemise ouverte sur une grosse croix brillante. Il s’appelle hypothalamus, avouez que c’est sûrement oriental !

(intérieur salle de bains, Sel se regarde dans le miroir antique et bleuté qui lui donne un teint blême. Après s’être aspergé d’eau, puis, par erreur, du Chanel 5 de sa femme, il se parle à lui-même, fixant son reflet avec sidération, comme s’il voyait pour la première fois le visage de Laurence Ferrari apparaître sur sa télévision alors qu’il s’apprêtait à mordre dans une pizza. Il dit, tout haut, espérant que personne ne le surprendra dans ce moment ridicule – ce grand moment de solitude – où il se parle à lui-même

Je reconnais que le principe de l’écriture tel que je viens de le décrire est peu au point, voire erratique [il ne faut pas mettre de virgule avant voire, je leur ai dit mille fois, à mes doigts, mais ils n’en ont cure, ils croient que ça les rend intéressants, que ça fait partie de monstyle ; de quoi se mêlent-ils ?] Mais nous n’en avons pas d’autre à notre disposition, nous les écrivains. Car comme le dit la chanson : « la meilleure façon d’écrire, c’est bien sûr la nôtre, c’est de mettre un mot après l’autre, et de recommencer.»

4.

(Dans l’épisode précédent, Marcel Sel, quidam qui se pense écrivain — vous avez remarqué que la fausse modestie est encore plus arrogante que l’orgueil ? — revenait sur ses aveux du premier épisode et, pour se racheter, énonçait une vérité sur l’écriture en fin de billet, non sans avoir préalablement balancé ses doigts à la police des caractères. Et puis, tout à coup, il se rappela qu’avant même d’être confronté à la page blanche, il dut trouver l’idée).

Mais l’idée ne venait pas. Il avait essayé toutes les positions. Couché sur le dos dans son lit, d’abord. Descendant, puis remontant l’escalier à pas pesés, lents, se disant que la différence d’altitude pourrait lui faire rencontrer le sujet. Ensuite, il prit son chien, fonça dans le bois, marcha comme un fou, histoire de voir si la vitesse ne permettait pas de provoquer la percussion, d’atteindre l’idée. Hélas, il se rendit bientôt compte qu’elle n’était pas devant lui. C’est donc que l’idée allait bien dans le même sens que lui, mais derrière ! D’où, d’ailleurs, l’expression «avoir une idée derrière la tête». Elle doit bien venir de quelque part ! L’auteur comprit alors que pour l’avoir dedans la tête, il fallait soit s’arrêter brusquement, soit reculer précipitamment pour la surprendre, soit marcher moins vite qu’elle pour l’accueillir. L’écrivain fit tout cela dans ce bois, dédaignant les regards affolés, amusés, ou moqueurs que son chien lui jetait. Finalement, il jeta l’éponge, décida de rentrer chez lui, fit volte-face et c’est évidemment là qu’elle lui entra dans la tête, par le front.

Il courut jusqu’à sa porte, puis son couloir, puis son bureau, se tenant la tête à deux mains pour être sûr que l’idée ne s’en aille plus, puis se mit à écrire. Ou plutôt, laissa ses doigts s’égailler sur le clavier de son ordinateur, espérant un style. Autrement dit, mettant tout en œuvre pour que des erreurs apparaissent, mais pas n’importe lesquelles : des erreurs assumées. Des fautes interpellantes. Car le style, c’est l’erreur. C’est la différence entre tout ce qui a été fait et n’est donc plus à faire — mais appartient au régime du classique, de ce qui est autorisé — et ce qui n’est pas encore faisable. Le style, c’est faire aimer au lecteur tout ce qu’on lui a dit de ne pas aimer jusqu’ici. Le style, c’est du trampoline, de la haute voltige, dans un monde où sauter n’est pas recommandé. Le style, ce sont de délicieux petits crimes que l’on commet avec gourmandise, et c’est par cette gourmandise (le fait, par exemple de répéter trois fois «gourmandise» dans une langue où la répétition est en principe proscrite) que l’écrivain amène le lecteur à déguster son innovation.

«Ça comme ça a débuté» titra le scribouillard, conscient qu’il allait un sacré pont plus loin stylistiquement parlant que s’il avait écrit «Ça ça débuté a comme», par exemple, ou toute autre composition à partir de la première phrase du Voyage au Bout de la Nuit, de Céline. Et tout de suite après avoir écrit ce titre, il engueula ses doigts qui avaient osé penser qu’ils pouvaient faire aussi bien, non, mieux que Louis-Ferdinand.

Et c’est là que l’angoisse naquit, vraiment, là, je vous assure, vraiment : l’auteur ne peut trouver son style qu’en lui-même, dans ses propres manies, dans son vomitorium à lui, et nulle part ailleurs. Toute imitation, toute tentative de reprise des œuvres d’un autre sont vouées à l’échec, et plus cet autre est un grand du style, plus cet échec est cuisant. Mais n’étant que lui-même, étant forcément à l’intérieur de lui-même, l’écrivain ne peut comprendre ce qui fait son style — pourvu qu’il en ait. Il doit donc laisser ses doigts libres, eux n’ont pas ses scrupules, ses ambitions. Il doit fermer les yeux, s’oublier, s’ignorer, même. Arrêter à tout prix de vouloir écrire quelque chose de bien. Ou de neuf. Ou de révolutionnaire. Mettre un mot après l’autre, et surtout ne pas choisir. Et quand il a fini, il lui reste le vertige : il ne saura jamais, lui, s’il a été à la hauteur de qui que ce soit, et encore moins de lui-même. Et c’est probablement ça, le pire.

5.

(Intérieur nuit, salle à manger de l’écrivain éventuel, bruit de vent et de pluie venant de l’extérieur — heureusement).

La pièce est inondée d’une lumière crue. L’ordinateur est posé sur une table en verre. L’auteur recroquevillé, racrapoté sur son clavier, se tord le cou pour faire craquer ses vertèbres. Il vient de relire les quatre billets précédents. Scepticisme. Sa page est toujours blanche. Désespéré, il lève les yeux par-dessus son écran et regarde la bibliothèque qui fait tout le mur de sa salle à manger. Tout le mur en longueur. Tout le mur en hauteur. Il ne regarde pas les livres, non, il a ôté ses lunettes pour travailler. Du coup, il ne voit plus ce qui se passe au-delà de deux mètres. Il est myope. Il ne lit pas les noms des auteurs, ni les titres, il regarde simplement l’amas d’œuvres et soupire. Il tourne la tête, avise la tasse de café où un fond d’espresso laisse une marre brune, il boit le liquide froid et âcre dans la tasse glacée, et se rend compte qu’il a froid aux doigts aussi.

(La caméra se place face à l’auteur, qui lève la tête, regarde droit dans l’objectif, avoue).

 J’ai voulu vous expliquer, je n’y suis pas parvenu. Qu’est-ce qui fait l’écriture, pourquoi les idées nous rattrapent ? Que fuyons-nous quand nous regardons la page blanche pendant des heures ? Je ne parle pas de la page blanche qui nous fait face, celle du logiciel désormais — la feuille n’est plus qu’une production d’imprimante —, mais bien de celle qui occupe ce coin de cerveau où nous espérons trouver l’inspiration. Oui, l’inspiration. Ce qui montre bien que l’auteur lutte contre la mortalité. On ne dit pas «l’expiration». Pourtant, la page une fois écrite, elle est bien expirée. Mais on ne dit pas «expiration» parce qu’on est pudique, parce que c’est la mort, autrement dit, la première chose que l’écrivain refuse d’admettre, la raison pour laquelle il écrit, et cependant, pour lui, le texte est décédé dès qu’il l’a pondu. Il vivra encore pour d’autres, mais plus pour lui. Il a fait son œuvre, si j’ose dire, il n’a plus de nécessité, du moins pour ce travail-là. Écrire, c’est comme faire la fête sans raison, c’est mourir un peu, mais jamais plus qu’un peu. Juste un peu ! Ce n’est même pas un baroud, c’est juste une activité qui distraira un certain nombre de lecteurs. Ou qui lui fera prendre conscience d’une vérité quelconque. Écrire, mes amis, écrire vraiment, dire ce que l’on croit, aller au plus sincère de soi, vouloir ainsi poser sa petite pierre pour édifier le monde, c’est à la fois infiniment beau et infiniment triste.

L’écrivain baisse à nouveau les yeux vers son écran blanc, pensant avoir tout dit, sachant pourtant qu’on n’a jamais tout dit. On n’a même jamais commencé, se dit-il. Puis, il se corrige. On n’a jamais débuté, se reprend-il. Commencé. Débuté. Commencé. Débuté. Il se répète ces mots, des dizaines de fois. L’un, puis l’autre. Voilà qu’il les dit tout haut, pour voir comment ils sonnent. Ils rebondissent sur les livres, et chaque auteur renvoie son opinion. C’est commencé le mieux, dit Marcel Aymé. Non ! C’est débuté qui sonne vraiment, crie Marcel Pagnol. Marcel Achard hésite. Marcel Cerdan serre les poings, la question l’énerve. Marcel Proust se lance dans une démonstration en 18 volumes. Marcel Marceau fait de grands gestes désespérés. Voilà Marcel seul. Tout seul. Tout petit face à ces monuments. Tout con. Il ne peut trouver la réponse qu’en lui même.

L’écriture est un éternel recommencement. Pas un éternel redébutage, se dit-il. Bon sang, c’est donc bien commencé qu’il fallait écrire depuis le début ! Commencé ! Com-men-cé !

Sel envoie ses doigts sur les touches noires de son ordinateur. Il efface le titre du premier billet. Il remplace par «Ça a commencé comme ça». Il remplace tous les débutés par des commencés. Rageusement, criant «na !» à chaque fois. Puis, il envoie son dernier billet à Bela. Se lève. Regarde le noir au-dehors. Se demande si ce noir du ciel est fait d’un amas de lettres si dense qu’on ne les perçoit pas. Se dit que c’est très beau de penser ça. Se demande s’il devrait l’écrire. Écrire ? Encore ? Mais son travail est fini ! Mais il n’a plus rien à redire ! Mais il est épuisé comme une édition ancienne ! Une larme coule sur sa joue. Il n’est plus que doute. Il voudrait retomber en lui-même. N’être plus né. N’être plus rien. Être enfoui. Être fœtus, sans volonté de nuire ou décrire.

Alors, désemparé, il emprunte son téléphone à la table de verre, et appelle sa maman.

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