La table
Beaumarchais possédait une petite pantoufle en or appartenant à la femme qu'il aimait. Il avait cloué cette pantoufle à son bureau, et l'embrassait quand il cherchait l'inspiration.
Sans doute la nature des écrivains se lit-elle sur leur table. Devant Bazin : un ange de bronze. Un anneau de vache trouvé dans les neiges canadiennes pour Clavel, un cercle chinois mêlant le ciel et la virilité pour Sollers.
« Tu vois, me disait Kafka l'autre soir, chaque magicien a son cérémonial. »
Oui.
Je l'ai regardé de travers en pensant à la cave où il se tourmente, et j'ai commandé un verre de pinot gris. J'ai posé le verre sur le guéridon de ce bar liégeois où je me tourmente aussi mais pas trop, et j'ai dit :
- Attends, regarde, j'ai rien moi, j'ai pas de table, j'ai ce guéridon. J'ai pas de cérémonial. C'est parce que j'aime l'absence, ou parce que je ne suis pas magicien?
- Sur la table chez toi, il n'y a rien non plus ?
- Non. Pareil : j'ai mis un guéridon devant la fenêtre qui donne sur le jardin où il y a un étang, deux ânes et le propriétaire, le chien qui boude à côté d'une vache en plastique, et le goal des gosses, qui sont partis maintenant, ils ont grandi, et plus loin, il y a un verger avec un cheval de trait, et on mange des pommes tout l'hiver, tu vois, des trucs chouettes.
- C'est là que tu trouves l'inspiration ?
J'ai haussé les épaules. Il m'a demandé si j'écrivais depuis longtemps, j'ai dit oui, très longtemps. À sept ans, je commençais. Comme Kim Clijsters, dont le père était soulier d'or mais pas sur la table de Beaumarchais.
- Quand j'écris, je suis seul, je me tais, et j'ai l'impression de voyager partout sur la terre. J'aime bien, parce que ça me rappelle l'enfance. En moins froid. Tu sais, si les magiciens ont tous un cérémonial, alors je ne suis pas magicien.
Kafka a haussé les épaules à son tour avant de rejoindre ses bas-fonds, pendant que je regardais le verre de vin, la table, et mon manuscrit. L'inspiration m'a trouvé là, et elle s'est mise au travail.