La privatisation de nos connexions neuronales (ou quand je regarde la télé je regarde mon selfie me regarder.)
Nos imaginaires sont-ils à vendre ?
En Suisse, un débat est en cours : celui de savoir si les citoyens désirent privatiser leurs imaginaires ou pas. (Bien sûr ça n'est pas tout à fait formulé comme ça, mais c'est pourtant de cela qu’il s’agit. 1) La démocratie helvète est ainsi faite que chaque Suisse pourra voter en mars prochain sur... la redevance.
En Suisse, cette dernière (intitulée Billag) coûte au citoyen 1.- CHF par jour toute l’année. (Elle contribue à financer de 25% à 75% de 19 chaînes de télévision nationale.)
Serait-ce encore trop pour défendre une information diversifiée et de qualité ?
Serait-ce encore trop pour développer des projets cinématographiques de qualité ?
Comme par exemple, L’Ordre Divin qui relate le combat de femmes suisses pour le droit de vote fédéral, en 1971 (!) ou Ma Vie de Courgette, merveilleux conte animé qui parle d’enfants orphelins placés en foyer d’accueil (sélectionné aux Oscars).
Ces deux films n’auraient pu voir le jour sans le concours des aides gouvernementales. Leurs rayonnement et succès internationaux2 sont dûs à la qualité de la réalisation mais aussi à ce fait : leurs sujets (l’égalité femme-homme, l’enfance, la mort et la faculté d’adaptation) témoignent d’histoires collectives qu’il est sensé de partager à plusieurs dans une salle de cinéma, un salon familial ou en coloc.
En France, la redevance ou contribution à l'audiovisuel public reste prélevée dans les ménages (139 eur en métropole, 89 eur pour les territoires d’outre-mer). France télévisions, l'INA, RFI, Radio France et Arte en bénéficient notamment. 3 . Ces médias offrent une qualité et une diversité de programmation incomparable face à TF1 par exemple… dont le PDG d’alors, dois-je le rappeler, avait eu en 2004 cette sortie édifiante de réalisme : « ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible ».4
En Belgique, la redevance télévision a disparu à Bruxelles et en Flandre en 2001, et elle est abandonnée dès ce premier janvier en Wallonie. Cette taxe a en quelque sorte été intégrée aux impôts. Cela a pour désavantage de faire disparaître la réflexion publique sur le sujet5. Mais en ce qui concerne les récits collectifs, la Belgique a plutôt su prendre le train. Dès 2013, la RTBF a investi massivement et avec succès dans la production nationale de séries télévisées.6 Comme sa consoeur belge, la RTS a lancé ses propres séries7 mais sans redevance, ces dernières devraient se trouver un nouveau financement... chez Netflix ?
Les algorithmes : nouvelle arme de destruction massive
Il y aurait beaucoup à dire ou à préciser sur la situation spécifique de chaque pays (par exemple sur le Tax Shelter en Belgique ou en Suisse où à l’heure où j’écris ces lignes un contre-projet avec une redevance plafonnée à 200 CHF est déjà en cours d’élaboration) mais, là n’est pas le cœur de cet article et ce qui m'interpelle sur ces questions c’est justement la difficulté de centrer le débat sur son sujet : la fertilité du terreau collectif de nos imaginaires.
Si la redevance est supprimée, les spectateurs s’abonneront à des chaînes privées. Les spectateurs paieront pour leurs séries, leur sport ou leur canal cuisine.
Chacun resterera bien au chaud dans le bain cosy de ses algorithmes personnels.
Autrement dit, une facebookisation du paysage médiatique et audiovisuel dont les conséquences, on l’a vu lors des élections américaines, nous échappent complètement à ce jour mais nous contrôlent néanmoins.
On pourrait aussi parler de tinderisation tant le consommateur est poussé à chercher le perfect match avec un produit de consommation qui lui serait destiné. Le monde n’est plus à découvrir dans son altérité, il est à l’inverse redessiné à notre image.
Dans une courte capsule vidéo8 diffusée par les opposants à la suppression de la redevance, le réalisateur Jean-Stéphane Bron (dont je ne saurai que trop vous recommander de visionner les œuvres magnifiques9) résume avec brio ce que la redevance signifie pour lui :
« C’est quoi la politique si on devait résumer en une seule phrase ? C’est dire comment on s’organise pour vivre ensemble. C’est quoi la redevance ? C’est comment on décide collectivement de se raconter des histoires, de se montrer, de se filmer, de faire ensemble des récits collectifs. »
Savoir raconter une histoire ou se la faire livrer chez soi par Deliveroo ?
Somme-nous encore capables de construire des récits collectifs ?
Sommes-nous capables même de les imaginer ?
Jérôme Bruner, dans un petit ouvrage essentiel intitulé « Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? »10 (ouvrage qui pourrait à mon sens être au programme scolaire de tous les élèves de la planète) soulève notamment dans son introduction cette question :
« à l’école, tous les élèves apprennent le théorème de Pythagore, mais à très peu on explique comment se construit une histoire. Serait-ce dangereux de savoir raconter une histoire ? »
À l’ère du storytelling de masse, des réseaux sociaux et de l’info-spectacle,
à l’ère de la censure par le gavage, de la désinformation par la surinformation et de la diversion par l’immédiateté, nous nous réfugions tous dans une valeur sûre : la fiction.
Mais les représentations que ces fictions construisent en nous (et les conséquences qu’elles ont sur nos vies) s’élaborent de plus en plus malgré nous, voire sans nous. La délocalisation, voire la sous-traitance de nos imaginaires, est à l’oeuvre.
Il suffit de sortir au café pour constater que la Starbucksisation règne depuis longtemps …
Moins néfaste que la cigarette à l’écran ?
La fiction comme un outil de survie
Nous sommes addicts à la fiction. Ce n’est pas une tare. Cela fait partie de notre condition d’humain et c’est semble-t-il une caractéristique essentielle de notre espèce depuis la nuit des temps. 11 (Même si sûrement, lorsque nous serons capables de leur poser la question gentiment et intelligement, nous découvrirons que les autres espèces animales aussi se font des films les unes sur les autres …)
Soyons clairs: la fiction est plus que jamais un outil de survie pour l’humanité. À ce propos, dans l’excellent Storytelling for Earthly Survival12, le réalisateur basé en Belgique Fabrizio Terranova offre le portrait de la philosophe Donna Haraway. On peut l’entendre parler de la nécessité de faire émerger des nouvelles narrations qui ouvriraient des champs d’exploration mentaux et physiques inédits à l’humanité.
Mais, si je reviens à mon sujet de départ, je veux affirmer ici que le milieu de l’art et de la culture doivent défendre et remettre au centre du débat la richesse et l’importance de la protection des écosystèmes de nos imaginaires.
J’utilise ce mot à dessein : nos imaginaires sont à mon sens identiques, par exemple, aux écosystèmes complexes de la forêt amazonienne.
Il en va de même en culture qu’en agriculture…
Comme l’écrit le chercheur Eduardo Kohn 13« les forêts sont comme des tissus d’êtres vivants qui pensent et communiquent ensemble. Pour étudier le genre de pensées qui émanent de l’ensemble des êtres vivants, rien de mieux que la forêt tropicale. »
Ainsi, ce que les lobbys agroalimentaires font en rasant les forêts (pour y faire ironiquement pousser des avocats ou du soja « bio » ), ce que l’industrie pharmaceutique fait en s’appropriant par des brevets des savoirs traditionnels et ancestraux (en privant au passage les indigènes des droits d’ « auteurs » qui leurs reviendraient et en détruisant les écosystèmes qui génèrent et perdurent ces savoirs), participe du même mouvement de privatisation qui menace nos imaginaires.
Nos désirs intimes, notre capacité à rêver, nos désirs d’inventer sont écrasés sous les poids de la consommation et du storytelling qui la sous-tend.
Le (service) public absent du débat qui le concerne
Nous payons tous des impôts (sauf Apple, Amazon, Ryanair et consorts), parce qu’il nous semble normal (encore pour combien de temps ?) de participer à l’effort collectif du fonctionnement du pays dans lequel nous vivons. Nous acceptons de payer pour l’utilisation et le développement des transports en commun mais quand il s’agit de protéger le terreau de nos imaginaires, de comprendre que les histoires que nous racontons pourraient dessiner les contours de nos rêves, bizarrement le débat n’a pas lieu.
Si demain nous devions tous prendre des bus Uber pour aller au travail, cela provoquerait une certaine perplexité et une vague d’indignation justifiée. Mais quand les modèles de disruption attaquent ce qui en nous est le plus singulier, en l’occurrence notre capacité à imaginer, le débat se limite toujours à l’aspect financier et dans ce cas précis, nous savons très bien que cet argument est fallacieux, puisque les consommateurs seront soumis à la loi du marché, comme nous l’avons vu dernièrement avec les hausses de prix Netflix14, et qu’ils paieront, in fine bien plus cher. N’oublions pas que ce système privatisé une fois mis en place, il est presque impossible de revenir en arrière…
Bon, soyons francs, que ce soit en Belgique, en France ou en Suisse tout n’est pas bon dans le service audiovisuel public, mais là n’est pas le débat.
Ce qui doit être protégé c’est un espace de création publique. Il n’y a pas à choisir entre l’un ou l’autre mais à prendre le bon de l’un et de l’autre.
Pourquoi donc ce débat est-il pratiquement limité au milieu des artistes qui de toute façon, n’apportent rien à l’économie (entend-on souvent) ce qui est tout à fait faux 15 (lire par exemple l’article en note en cas de doute) ?
Inventer « local » !
Nous rêvons tous d’un monde meilleur dans l’absolu , mais nous ne le rêvons pas en particulier. Rien dans la société ne nous y pousse.
Ni l’éducation, ni le politique.
L’ère du capitalocène (terme beaucoup plus judicieux qu’anthropocène16) attaque en nous le désir de s’inventer une vie et de se penser comme des êtres capables d’être créateurs de richesses qui apportent de la satisfaction.
Nous avons besoin de temps, d’espace et de lumière pour vivre.
Mais le capitalisme, qui détruit les races humaine et animale, veut nous faire croire que nous n’avons pas le temps, que la lumière a disparu et que l’espace lui appartient.
Le capitalisme est une mauvaise histoire racontée à coup de milliards par ceux qui se pensent capables de lui survivre.
Chaque jour nous sommes matraqués par ce storytelling, qui nous fait croire que nous ne pouvons pas vivre avec les ressources actuelles de la planète sans nous soumettre à la loi du plus fort.
Nous le pouvons pourtant, si nous décidons de refermer le livre du capitalocène comme nous le ferions d’un livre que nous ne trouvons pas bon et qui ne nous fait pas rêver.
Changer le cours des histoires…
Il y a d’autres livres magiques à lire (et à écrire) dans la bibliothèque de l’univers, d’autres films à faire, d’autres récits héroïques et passionnants que nous pouvons inventer, nous raconter et transmettre aux générations futures.
Voici quelques récits collectifs (vrais ou imaginaires) qui nous font rêver et dont les scénarios font baver les producteurs de cinéma. Voilà des histoires qui auront toujours leur petit succès racontées un soir de 2027 au coin du feu… :
« Comment, en 2018, le continent européen a réussi à sauver sa population d’abeilles en implantant systématiquement des ruches communales biologiques»
« Le cinéma suisse, et ses sciences-fictions écologiques folles, cartonnent et suscitent l’intérêt des milieux scientifiques qui veulent s’en inspirer »
« Les cas de cancers reculent drastiquement grâce au refinancement et à la restructuration de la politique agro-alimentaire mondiale : les paysans et les métiers de la terre libérés des OGM et du glyphosate»
« L’Islande devient le premier pays à introduire l’égalité des salaires hommes –femmes dans la constitution. »
« L’industrie pharmaceutique, rongée par les scandales, les mauvaises pratiques et les graves négligences, forcée de payer sa dette aux peuples indigènes qu’elle a pillés et détruits ! »
« Ce que l’humanité a pu apprendre du XXème siècle ou comment la crise des réfugiés a réveillé le sens de l’hospitalité des peuples européens et contré les politiques d’extrême-droite. »
« Le Costa Rica est parvenu à 300 jours d’autonomie énergétique en 2017 ! Une BD pour comprendre comment ils y sont parvenus. »
« La permaculture introduite dans l’enseignement primaire obligatoire en Union Europénne ! »
« Comment entre 2018 et 2025, les êtres humains ont échappé in extremis à leur extinction en torpillant le projet de dictature des 1%. »
Voter pour savoir si on veut encore être capable de penser comment il faut voter dans le futur : un enjeu contemporain !
Pour les électeurs suisses, le 4 mars prochain, il s’agira de se demander quel récit collectif le peuple désire se raconter. Le résultat en dira long sur l’état de la société de l’un des pays les plus démocratiques au monde. (Où l’on a tendance à croire, à tort, qu’on est libre de tout penser et de tout dire.)
Pour ma part, voici l’histoire qu’il me plairait de lire dans les journaux au lendemain des votations :
« La Suisse refuse à 83,6% l’initiative No Billag ! On se souviendra de cette phrase entendue dans la bouche d’une jeune fille de 15 ans lors d’un rassemblement à Genève:
‘On dit souvent que la force est impuissante à dompter la pensée. Mais pour que ce soit vrai, il faut qu’il y ait pensée.
Là où les opinions irraisonnées tiennent lieu d’idées, la force peut tout. Autrement dit : c’est l’absence de pensée qui fait le lit des pensées d’extrême-droite !’
C’est de Simone Weil.
(Elle aura sûrement entendu cela quelque part. Dans un livre… ou à la télé. ) »
1 https://m.lecourrier.ch/155412/comment_contrer_no_billag + https://www.letemps.ch/opinions/2017/12/17/no-billag-deja-gagne
2 https://www.24heures.ch/culture/cinema/grce-courgette-ordre-divin-annee-...
3 https://www.toutsurmesfinances.com/impots/contribution-a-l-audiovisuel-p...
4 https://fr.wikipedia.org/wiki/Temps_de_cerveau_humain_disponible
5 http://www.lalibre.be/debats/opinions/la-redevance-tele-taxe-d-un-autre-...
6 http://www.20minutes.fr/television/2047007-20170410-treve-beau-sejour-zo...
7 https://www.letemps.ch/culture/2017/11/30/quartier-banques-offre-un-trio...
8 https://www.youtube.com/watch?v=KC22Cj3DIrg
9 http://www.swissfilms.ch/fr/film_search/filmdetails/-/id_person/4833
10 http://journals.openedition.org/osp/522
11 https://www.letemps.ch/sciences/2015/07/27/dou-vient-addiction-narration
13 http://www.zones-sensibles.org/eduardo-kohn-comment-pensent-les-forets/
14 https://www.letemps.ch/economie/2017/10/06/netflix-augmente-nouveau-tari...
15 https://www.tdg.ch/culture/La-culture-poids-lourd-de-l-economie-genevois...
16 http://revuelespritlibre.org/anthropocene-ou-capitalocene-quelques-piste...