L’âpre grandeur des Solidarités mystérieuses

Publié le  20.01.2012

Les grands livres arrivent souvent à bas bruit. S'ils transportent leurs lecteurs là où ceux-ci ne s'attendent absolument pas à être menés, ils sont loin de se donner tout de suite pour autant. Parfois ils le font, en sus, avec un mélange de raucité et de musicalité qui se répondent comme sur une épure.

 

Ainsi en va-t-il du dernier roman de Pascal Quignard "Les Solidarités mystérieuses". Il y a vingt ans, l'écrivain avait certes déjà montré, à travers l'histoire de monsieur de Sainte-Colombe ("Tous les matins du monde"), qu'il se situait dans la lignée de Champaigne ; et que les sons constituaient l'habitacle des âmes.

 

Il développait déjà un rapport au temps bien éloigné de celui dans lequel nous croyons vivre. Un rapport qui tend de plus en plus, au fil des pages, vers l'essentiel. Qui est fusion et décantation. Ainsi porte-t-il affects et relations au zénith d'un feu intérieur secret.

 

Celui-ci va de pair avec une harmonie secrète avec les paysages dans lesquels vivent ses héros. Il est sortie du monde (au sens de la vanité mondaine) mais entrée progressive dans un plain-pied entre le sujet humain et le cosmos. Dans le monde, quoi !

 

De Claire, l'héroïne des "Solidarités mystérieuses", Quignard écrit « Claire était devenue Simon, et était devenue le lieu ». Au point qu'après la mort tragique de Simon, le seul homme qu'elle ait vraiment aimé (un amour que les faits rendaient impossible au quotidien), Claire put vivre en paix, comme jamais, tout étant accompli : « Claire survivait simplement à cet accomplissement ».

 

Désormais, elle est en effet d'équerre avec l'autre monde qu'elle portait en elle depuis très longtemps. Comme il en va dans certaines enfances et dans certaines croyances.

 

Pour y mener, le romancier projette son lecteur dans la Bretagne des falaises et des houles, des oiseaux et des fermes perdues. Aucune "captatio benevolentiae", les premières pages sont rudes, brèves, peu amènes. Le style est à l'image du personnage central et de son destin. Âpre, il ne se donne pas dès l'abord. Il se laisse approcher lentement ; jamais cerner.

 

Les quatre premières parties du roman ("Claire" - "Simon" - "Paul" - "Juliette") permettent au lecteur d'entrer dans les méandres de la vie complexe d'une orpheline surdouée, qui revient dans les territoires de l'enfance et y retrouve sa maîtresse de piano. De surprises en surprises, et de caches en traversées, se reconstitue ainsi le puzzle tragique de cette vie.

 

On la suit comme on suit la silhouette presque translucide de Claire Methuen dont les promenades fusionnelles avec les éléments vont de pair avec une profonde décantation d'elle-même pour atteindre le Soi. Ses errances apparentes permettent de suivre quotidiennement les parcours de l'aimé. Puis, après sa disparition en mer, de s'immerger dans une remémoration qui est tout sauf hallucination.

 

Un grand calme en procède d'ailleurs.

 

La dernière partie, "Voix sur la lande", complexifie la partition. Elle noue le récit qui devient à l'égal de discrets répons, sur fond de lande précisément. Nouant les épars qui ont progressivement dessiné la figure de Claire, mettant chacun des protagonistes en place au sein de la grandeur sauvage et dénudée - elle va croissant ; elle est la clef du destin -, une  forme de polyphonie s'instaure.

 

Ces stratagèmes mélodiques de la voix ne sont pas sans rappeler - mais en plus complexe - le finale de "Tous les matins du monde". Quignard écrivait «  Monsieur de Sainte-Colombe compta la mesure vide et ils posèrent leurs doigts. C'est ainsi qu'ils jouèrent les Pleurs. Et l'instant où le chant des violes monte, ils se regardèrent. Ils pleuraient ». Puis, ayant baigné dans la lumière jaune, chacun des partenaires de ce roman sourit, à l'autre comme à lui-même.

 

Rarement, quelque chose qui est de l'ordre de l'âpre grandeur du jansénisme aura été dite avec une telle force, une telle subtilité et une telle pureté. "Les Solidarités mystérieuses" désignent par ailleurs parfaitement les liens sans mot qui constituent la clef de ce type de monde.

À découvrir aussi

120 moi(s) part 2 - les années 2009-13

  • Fiction
Une décennie derrière l'ordi, tentative de retranscription de 10 ans de vie professionnelle en 120 dessins - par Nicolas Fong  

train

  • Fiction
c'est arrivé une fois. le matin. je ne l'aimais plus. alors que rien ne bouge qu'on en était certains rien ne peut être cassé il y a eu ce seul matin là où je me suis réveillée et je ne l'aimais plus ...

Bocage 1

  • Fiction
Ou comment un écrivain promu à un brillant avenir scia la branche sur laquelle il était assis.  

Un séjour à Anvers #4 : Antiek

  • Fiction
C'est une petite boîte en verre cerclée de plomb dans la pâte des éclats verts et roses, comment fait-on pour être aussi lisse dehors rugueux dedans et certainement fragile encore Un vieux et une viei...