Le billet du Comité: Lussas

Publié le  02.09.2016

Paola Stévenne est réalisatrice et autrice pour l’audiovisuel et la radio. Présidente du comité belge de la Scam, elle faisait partie de la délégation à Lussas:

 

Le café coûte un euro. On peut y manger pour quatre euros, surtout si on choisit de s’équiper d’une barquette de fruits vendue à deux euros, à l’entrée du village. Je porte des chaussures ouvertes, l’été est là pour tous et les files sont longues devant les salles. Il y en a cinq; trois séances par jour plus la projection en plein air du soir. Dans mon sac, j’ai une bouteille d’eau, mon Opinel, un livre que je n’ai pas ouvert, le programme des états généraux du film documentaire et… un rouleau de papier toilette. Lussas, le festival sans compétition, c’est roots, sans tralala’s et… Allez-y, c’est magique. Au coeur des montagnes ardéchoises, la rivière à quelques mètres, nous sommes là pour voir des films, en parler, échanger. Nous? Le public. Plus ou moins 5000 professionnels, amateurs, curieux, étudiants, retraités, campeurs dans un village qui, le reste de l’année, compte 1200 habitants.

Cet été, pour son 28ème festival, Lussas fête la naissance de Tënk, la première plate-forme européenne de films documentaires sur abonnement. Vous vous souvenez? Avec le comité belge, dans le cadre du festival Filmer à tout prix, nous avions invité Diane Veyrat, chargée de la campagne de crowfunding de la plate-forme. Et bien, ça y est, Tënk est en état de marche. Le documentaire d’auteur est désormais accessible à tous et partout grâce au net. Mais cela ne s’arrête pas là puisque l’équipe de Tënk prévoit de devenir co-producteur dès 2018. Le 25 août, la ministre de la culture française, Audrey Azoulay, a posé la première pierre de ses futurs studios de post-production. 

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Aujourd’hui, différents partenaires ont aidé Tënk à démarrer (dont la Scam). Pour devenir autonome, la plate-forme devra atteindre 10.000 abonnés. Utopie? Délire alors que toutes les télévisions ont réduit les champs de visibilité du documentaire?

S’abonner à Tënk coûte 60€ par an. Si vous étiez abonnés, vous pourriez regarder entre autres Belle de nuit de Marie Eve de Graeve présenté à Lussas; découvrir parmi les coups de coeur de Jean-Marie Barbe et Pascal CathelandLa deuxième nuit d’Eric Pauwels; voir ou re-voir I dont belong  anywhere de Mariane Lambert Pour ne citer que quelques un.e.s des oeuvres belges. Si vous alliez voir leur site? www.tenk.fr

L’avantage ou le désavantage avec internet, me direz-vous, c’est qu’on peut nous compter un à un et tenter de nous profiler. Cela prouvera peut-être à quel point nous sommes peu nombreux. Peut-être. Mais faisons le pari avec Lussas d’une nouvelle relation du public avec les médias de diffusion. Une relation à l’écran moins passive, davantage choisie. Aujourd’hui, Tënk compte déjà 1500 abonnés. Qui sommes-nous ces mille cinq cent? Peut-être ferons-nous découvrir aux « profileurs » du net que nous ne sommes pas si faciles à cibler, que nous sommes multi-formes? Quoi qu’il en soit, ces mille cinq cent témoignent du désir de goûter à des films qu’on ne nous présente que là, des films variés et singuliers, des actes de création.

Audrey Azoulay a félicité Lussas lors de son discours officiel, son maire, Jean-Pol Roux et Jean-Marie Barbe (les initiateurs des états généraux du film documentaire) pour la visibilité et la place données au cinéma documentaire en Ardèche. La ministre a également annoncé le renforcement des aides du CNC et la naissance d’une cinémathèque dédiée au documentaire amarrée à la BPI du centre Georges Pompidou. Ce projet, Julie Bertucelli, lorsqu’elle était présidente de la Scam, l’avait rêvé et Anne Georget, actuelle présidente, n’a pas lâché l’idée. Ensemble, elles ont réussi à communiquer leur nécessité à la ministre. C’est une chance pour le public qui pourra désormais, en France, accéder à un cinéma trop peu visible.

Pose de la première pierre par la ministre de la culture des futurs studios de post-production de la plateforme Tenk. Photo de Remi Lainé, auteur réalisateur, membre du CA parisien de la Scam.

Pose de la première pierre par la ministre de la culture des futurs studios de post-production de la plateforme Tenk. Photo de Remi Lainé, auteur réalisateur, membre du CA parisien de la Scam.

La richesse et la particularité d’un festival comme Lussas, c’est d’offrir un espace de rencontres et de partage. Voir des films, en parler, écouter les autres parler de ce qu’ils ont vu nous met au travail. Et ce lieu où nous passons pas mal de temps assis à l’ombre, dans les salles de projection ou au pied d’un arbre, à partager ce qui nous secoue, intrigue, amuse, fâche, nous met debout… en mouvement. Lussas, c’est un vaccin contre le défaitisme, la dépression, la morosité. Pourtant, le documentaire parle du réel, de ses joies et de ses déboires… Pourtant, le secteur est précaire et nous avons beaucoup de batailles à livrer… Alors pourquoi, comment?

Une cinéaste, Elisabeth Leuvray, me parlait de ses difficultés à trouver un diffuseur pour son dernier film At(h)ome aidé par la bourse Brouillon d’un rêve:  À un moment donné, j’ai arrêté de chercher parce qu’entendre autant de fois « non », recevoir de manière répétée les refus des télévisions mettait à mal mon énergie et, l’énergie, notre capacité à croire, défendre nos films, c’est ce que nous avons de plus précieux. 

Peut-être est-ce une question mathématique, l’addition des énergies à Lussas est telle qu’elle atteint une masse critique, dépasse un seuil, nous condamnant, en quelque sorte, à nous mettre en mouvement?

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Et, à propos de seuil, nous étions bon nombre de Belges à Lussas et Béatrice Buyck nous a concocté un moment partagé au Green Bar. À cette grande table, nous avons mangé et débattu du cycle John Smith; de l’humour; de la nuit des sons qu’Alexandre Weiss prévoit de programmer au prochain festival Filmer à tout prixdes difficultés d’avoir une place pour le Rithy Panh; de la théorie de Mehdi Aoudig sur les relations de l’image au son (l’image serait de droite et le son de gauche); de Baudelot, si beau et si peu montré; de la diffusion de ces films invisibles; du rôle que la télévision pourrait jouer en s’emparant des productions de la fédération Wallonie-Bruxelles  (rendant ainsi visibles tous les invisibles); de la puissance des invisibles; nous avons trinqué à la santé de Manon Coubia pour son léopard d’or à Locarno; de Brouillon d’un rêve; du bonheur d’être là; des films que nous avions vu… Après le café, j’ai eu le privilège de partager un moment avec deux cinéastes: Nicolas Rincon Gille et Khristine Gillard. Deux cinéastes que l’on compare souvent. Leurs films font exister les hommes et les femmes dans l’espace et dans le temps. Besos frios, le dernier film de Nicolas Rincon Gille, était programmé cette année à Lussas. Ce court documentaire nous fait plonger dans le regard de trois mères qui vivent avec au coeur de leur vie, la disparition de leurs fils. Ces femmes, chacune, par la réponse singulière qu’elles donnent à leur histoire, nous ouvrent au drame colombien: les massacres perpétrés par l’armée du pays. J’imagine qu’on peut dire beaucoup de choses de ce qui relie Nicolas Rincon Gille et Khristine Gillard, à commencer par leur travail attentif et patient en Amérique Latine. Je vous invite, si vous les croisez ensemble, à les écouter parler de comment ils ont trouvé la place de la caméra dans telle ou telle séquence; à entendre leur sourire lorsqu’ils parlent des reproches qui leur sont faits parce qu’ils sont attentifs à la beauté lorsqu’ils filment, parce qu’ils filment des gens pauvres. C’est essentiel dit Nicolas, de rendre aux personnes que j’ai filmées une image dont ils seront fiers. Khristine enchaîne : d’ailleurs, qui a dit que les pauvres devaient être moches, sales et bêtes. Je ne rencontre pas les gens parce qu’ils sont pauvres, je les rencontre parce que j’ai une question que j’ai envie de partager avec eux. Et si Julie Bertucelli avait été là, elle aurait ajouté: il faut se méfier des apparences. Parlez-en avec elle mais méfiez-vous, Julie a toujours raison. Et, surtout, d’ici à ce qu’un montreur de film aie l’intelligence de réunir ces trois-là, allez voir Dernières nouvelles du cosmos, le dernier né de Julie Bertucelli. Pour notre plus grand bonheur, l’oeil goguenard de la cinéaste s’est posé sur une femme filmo-magnétique, Hélène surnommée Babouillec. Hélène est autrice, elle nous parle dans une langue puissante de notre monde, nous initie aux mystères que nous n’avons pas encore commencé à explorer et recolle – en quelque sorte – notre corps avec notre tête comme seuls les artistes peuvent le faire. Allez voir Dernières nouvelles du cosmos. C’est un film à vivre, à éprouver, un film rencontre qui, comme toutes les grandes rencontres, nous transforme. Sans doute, parce qu’elle accompagne le chemin d’ouverture au monde d’Hélène, Julie Bertucelli nous aide à avancer et nous ne sommes plus les mêmes au dernier plan du film. Nous avons été exposés à un surplus de poésie. Aujourd’hui, l’image d’Hélène, son rire-au-monde ne me quittent pas.

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