Le long court

Publié le  14.03.2011

Dans les Leçons américaines (1) , Italo Calvino écrit, « je rêve d'immenses cosmologies, de sagas et d'épopées encloses dans les limites d'une épigramme ». Faire tenir dans une pièce de huit à dix vers, l'histoire de la création du monde, les récits fondateurs de l'humanité et les incommensurables épisodes de l'aventure humaine… est-ce bien jouable ?

Comme une seule gorgée de vin suffit à savoir si le breuvage est long en bouche, certains textes très brefs entretiennent un rapport similaire avec la durée ; courts en bouche, ils sont, par contre, longs à l'oreille. Ils s'y installent durablement, sans doute parce que le lecteur le veut bien, mais aussi parce qu'ils appartiennent à cette temporalité littéraire particulière que Blanchot nomme « le temps de la métamorphose » : « cet autre temps, cette autre navigation qui est le passage du chant réel au chant imaginaire, chant énigmatique qui est toujours à distance et qui désigne cette distance comme un espace à parcourir et le lieu où il conduit comme le point où chanter cessera d'être un leurre. » (2)

Chanter cesse d'être un leurre et le vœu de Calvino, une chimère d'écrivain, dès lors que la métamorphose par la médiation de l'imaginaire travaille la langue pour s'approprier ou façonner les outils idoines et adéquats à son projet : écrire le long court. 

 

L'écriture de la forme brève - nouvelle, aphorisme, poème court en vers ou en prose, mythe, conte, fable, bookleg, etc. -, du fait même de son format, induit le recours à des procédés littéraires tels, la litote ou l'ellipse, propres à assurer une condensation, une densité et une économie de moyens qui loin d'enfermer le récit dans les limites typographiques du texte, tout à l'inverse l'ouvrent en creusant entre les lignes, et parfois même entre les mots, des propositions d'échappées qui pour être implicites n'en sont pas moins bien réelles. Ce sont ces chemins de traverse présents en creux qui véhiculent les longues durées de ces courts récits narratifs. C'est parce que le conte ne perd pas de temps, préférant aller toujours à l'essentiel que décrire par le menu détail les tenants et les aboutissants de l'histoire, qu'il tient le lecteur « en amont de la satiété, en cette région de l'encore, gardienne du désir » (3) , tout en stimulant son imaginaire. En cela, les formes de la fiction brève s'apparentent, sinon à la poésie proprement dite, du moins à l'écriture poétique pour laquelle le suggérer exprime un idéal. Telle est l'écriture du less is more, plus suggestive que descriptive, qui ne retient que le noyau du récit et gomme les détails redondants, proche de la tradition littéraire orale et, dont les Anglo-saxons se sont faits une spécialité avec les shorts stories.

 

Un très grand nombre d'écrivains pratiquent ce type d'écriture. Si je devais n'en citer qu'un, ce serait Jorge-Luis Borges, passé maître dans l'art du raccourci et de l'ellipse, et parmi ses innombrables nouvelles, celle intitulée, La Demeure d'Astérion (4). Ou comment, en quatre pages, Astérion nous « raconte » le mythe du labyrinthe, le combat de Thésée contre le Minotaure, le rôle de sa sœur Ariane, l'état de la thalassocratie minoenne, les intrigues et les complots de la tyrannie au pouvoir, l'architecture palatiale de la Crète antique… et termine la visite de sa maison par une chute qui relance à l'infini le récit. Sublime !

 

(1) Calvino, I., Leçons américaines, Gallimard, 1989.

(2) Cette citation, extraite de, Le Livre à venir de Maurice Blanchot, est l'épigraphe de mon livre, La Comptine du temps, Le Cormier, 1994.

(3) De Clercq, J., Histoires de lettres, Fictions brèves, L'Harmattan, 2009.

(4) Borges, J. L., L'Aleph, Gallimard/L'Imaginaire, 1967.

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