Moment d’écoute

Publié le  03.06.2013

Un appareil de radio, à côté d'une corbeille de fruits, perché sur le frigo, un peu poussiéreux de rester là-haut, qui indique l'heure, a donné vie à la cuisine de mon père pendant des années : je venais alors m'asseoir et écouter les émissions qui épluchaient nos repas et bouillonnaient dans les casseroles tandis que je complétais un devoir de mathématique ou que nous parlions parfois sans tenir compte de ce qui se disait en longues fréquences. Je suis parti.

 

L'appareil de radio est resté juché sur le frigo comme un coq veille sur le temps qui passe, et de mon côté, je suis parti sur les routes, les oreilles à nu. Sans tenir compte de ce quasi incessant babil qui habille bien des quotidiens, bien des intérieurs et quelques solitudes.

 

J'ai retrouvé la radio par hasard. Beaucoup plus tard. Au hasard de l'écriture, de lectures, de mots qui s'écoutent et se disent, et d'une tentation un peu hasardeuse.

 

Je me suis retrouvé un peu subitement de l'autre côté de l'oreille du monde avec un casque sur les oreilles, un appareil à enregistrer des sons en pagaille, des câbles, des piles et un chargeur, un micro, et au début, et souvent encore, pas de perche.

 

Je suis allé me promener, errance solitaire dans certains monts de par là-bas. Cailloux. Toujours.
J'ai appris à fermer les yeux.
Et j'ai entendu.

 

L'indistinct brouhaha du monde qui se bouscule à nos oreilles se dissipe très vite. Les sons éclatent. La rumeur devient torrent. Tandis que les détails, agressifs, clairs, immédiats, nous sautent aux oreilles, derrière, il y a toujours du vent, du temps qui passe, une couche de paysage. L'épaisseur du son.

 

 - Une  mouche passe très près et tourne autour du micro, vol irrégulier et rapide, tandis qu'au très lointain, des enfants jouent au bord d'une piscine. Envahissants oiseaux qui racontent le printemps, une journée chaude, et la fin de la journée (oui, on distingue aussi petit à petit le temps qui s'écoule dans le micro, le rythme des jours qui se raconte dans le chant d'un pinson ou d'un rossignol). Arbres secoués par une brise. Chien qui aboie. Cloches d'un troupeau de vaches qui broute dans le pré d'à côté. Et rumeur d'un ruisseau. Envie de sieste dans un paysage qui se rythme peinard aux accents d'une campagne tranquille. Tout est là, avec son épaisseur et ses plans distincts, et son mouvement propre -

 

- J'aime aussi particulièrement ces ambiances très sourdes, où tout s'étouffe soudain (neige ou brouillard, mais aussi intérieur de parking souterrain), et où le son doit se chercher dans les volutes du silence, faire accepter son épaisseur inaudible, à travers des minuscules événements qui lui donne son relief (arbres qui grincent, légère humidité qui se dépose sur les feuilles d'un buisson de houx, néons qui crépitent, et échos répétés d'une goutte d'eau qui éclate) -

 

- L'ingénieur du son avec qui je travaille a beaucoup ri quand il a entendu les premières annonces (très lyriques et assez peu efficaces) de mes prises de son sauvages et solitaires -
 

- Eau qui coule, à gros bouillons, qui ruisselle sur une pierre, qui goute à goutte, qui s'enfonce sous terre, qui s'écoule régulière d'une fontaine, qui tombe - bruit blanc - en cataractes furieuses, qui serpente entre des mousses, qui sort de terre, j'ai aussi appris à écouter les particularités distinctes des lieux, à m'approcher suffisamment près pour entendre les micros histoires qui constituent la plus vaste histoire d'un paysage sonore -

 

- Prendre du son. Ce que ça suppose de gymnastique parfois, pour être au corps à corps avec ce qu'on entend, qu'on veut entendre. Ce que ça suppose aussi à d'autres moments d'immobilité et juste de temps pour laisser les sons se déposer, via le micro, sur la bande, sur une carte, et s'épaissir eux-mêmes au fur et à mesure -

 

Chaque prise de son a son histoire et sa singularité.
Chacune d'entre elle pourrait se raconter, unique, tandis que se dépose le paysage dans nos oreilles.
Il me tardait de parler du son.
Que je découvre, et que j'apprends à aimer et à nommer.

 

Alors que la radio de la cuisine de mon père donne à entendre (au très grand hasard de programmations qui préfèrent l'éclat de voix des studios ou les sons récoltés dans des bibliothèques sans saveur), tous ces univers que je me suis ensuite amuser à entrechoquer et à habiter de présences corporelles.

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