Muses - « Jetlag Coati »

Publié le  26.02.2014

J’attends le train sur le quai avec un sale goût de défaite en bouche. Quel petit connard! Et dire que j’ai fait deux mille kilomètres pour dérocher ce putain de contrat et à peine le pied conquérant posé sur le sol sauvage, on m’apprend que Paulidor Valois est passé avant moi. Il est des types qui n’ont aucun scrupule à lécher des bottes, la brosse à lustrer toujours au garde à vous. Toujours un coup de lèche râpeuse d’avance sur moi.

Je déteste Paulidor Valois parce qu’il a le courage de torcher des culs que je refuse de renifler. Il a eu le culot de me dire, l’oeil victorieux, agitant le dossier sous mon nez: “ Le secret c’est que, même si ça te troue l’cul de leur lécher les bottes, il faut rester digne! “

Et me voilà de retour sur le quai de cette gare glauque, ma valise et mon contrat en mains, comme un imbécile. La pluie est grasse et le ciel visqueux. Je ne sais plus quelle heure il est dans ce fuseau horaire ni où je me rends exactement. J’accuse les informations au rythme où la plantureuse Gloria me les envoie sur mon smartphone. Le temps des Filofax est révolu depuis longtemps et je n’ai de toute façon aucune famille à prévenir d’un hypothétique contretemps. Paulidor Valois, lui, a une femme et quatre mioches. Je me sens misérable.

Le train s’engage sur les rails, les wagons pimpés de graffitis défilent devant mes yeux et à peine le freinage s’amorce-t-il que je maudis les restrictions budgétaires: Gloria, dans quel tchouc-tchouc vas-tu encore me faire voyager? Aux gens sombres qui s’agglutinent aux portes tagguées, je comprends que je vais faire route au milieu de zombies. Je me laisse tomber sur une banquette au cuir craquelé, près d’une fenêtre où m’accueillent les cellules épithéliales du voyageur précédent aux cheveux gras. Je soupire en regardant vainement ma montre qui est toujours en jetlag et décide de faire confiance au réseau ferroviaire: si on démarre à l’heure, il doit être aux environs de 15h07, et donc j’ai cinq heures à tuer au milieu de quatre zombies. Gloria m’a envoyé le check-in de l’hôtel qui m’attend à destination; j’évite de lire les commentaires clients sur TripAdvisor pour ne pas me mettre pleurer devant témoins. Le train démarre. Et comme à chaque fois que je me pose entre deux fuseaux horaires, je m’endors, la valise serrée contre ma poitrine.

                                                                                                      ***

N’y allons pas par quatre chemins. Je me réveille en slip dans un wagon vide. Un contrôleur aux yeux injectés de fatigue me secoue:

– M’sieur, c’est le terminus.

J’ai du mal à comprendre, son accent est terrible.

– Faut descendre, il me dit. Faut pas rester là.

J’ai envie d’ironiser sur l’improbable arrivée d’une équipe d’entretien mais mon mal de crâne me fait prendre conscience de la gravité de la situation. Je suis nu sur une banquette où ont dû traîner des milliers de fesses dans six fuseaux horaires différents. C’est là que je sursaute.

– Ma mallette? Ma valise?

– Chuis désolé, M’sieur, c’est écrit là.

Mes yeux tombent sur une pancarte décorée de chewing-gums : “La direction vous déconseille de vous endormir”.

– J’suis désolé, mais j’ai qu’ça. Ça caille dehors.

Et là il me tend une espèce de fourrure rousse.

Je débarque au terminus de la ligne qui traverse six fuseaux horaires, habillé d’une grenouillère en poils roux pourvue d’un drôle de capuchon avec des oreilles et un long museau à rabattre sur ma tête. J’ai l’air d’un débile déguisé en je ne sais quel animal. Je ne sais pas où je suis et l’horloge indique 23h.

                                                                                                           ***

Je me dépêche de sortir de la gare sous des regards sombres lancés par des zombies venus chercher un toit de fortune pour la nuit. La queue annelée du costume traîne par terre et ramasse toute une série de trucs dégueulasses. Je me trouve ridicule mais le secret de Paulidor c’est de rester digne, alors je la tiens en main et monte dans un taxi en veille devant l’entrée. Je dois avoir atterri dans une ville industrielle en crise, les silhouettes de vieilles machineries se découpent d’un ciel inquiétant. Le Mordor. Et le chauffeur de taxi m’a tout l’air d’un orque allergique à l’eau et au savon. De ses dents pointues, il me demande:

– Zallez où?

Je triture les poils de la queue annelée de mon costume somme toute misérable. Je hausse les épaules en regardant les restes de pizzas et de soda à mes pieds:

– Au centre.

– Lequel?

Je fronce les sourcils, précise dignement:

– Le centre-ville quoi!

– C’est vous qui voyez.

Et on démarre. Les chiffres du compteur défilent à une vitesse folle. Je demande en quoi on paie ici. Il me dit “ben en argent”. Je dis que j’en ai pas, que s’il peut patienter, je vais appeler Gloria depuis une cabine téléphonique. Mais, un coup dans le rétroviseur, il dit, la bave au coin des lèvres:

– On peut s’arranger.

La voiture fait des tours dans les rues où règne une agitation nocturne effervescente. Le taximan me relance un regard lubrique et me dit qu’on est arrivés et qu’il y a un motel à deux pas. Je me sens soudain fiévreux, je balbutie dignement un truc du genre “Je vais arranger ça avec Gloria” comme si Gloria avait le pouvoir de me faxer de l’argent alors que je n’ai ni carte ni portefeuille. Je sors de la voiture avec toute la précipitation qu’un costume pourvu d’une longue queue le permet et entre dans le premier bar qui ouvre ses portes sur le trottoir, dévisagé par deux gorilles que l’on imagine bien cadrer dans ce décor cauchemardesque.

                                                                                                         ***

L’interdiction de fumer dans les bars n’a pas dû courir jusqu’à ces contrées. J’évolue dans une mer volatile. Je m’assieds sur un tabouret haut et je commande un double. Le barman me jette un coup d’oeil mauvais en grognant:

– Pas vite gêné!

Mais il me le sert et j’avale cul-sec. Il me faut un autre verre et d’autres remarques amicales pour me rendre compte que je suis le centre de l’attention. Tous les malabars du bouge me reluquent comme si j’avais tué leurs mères. J’essaie de montrer que je n’ai pas peur, on m’a appris à faire ça avec les chiens enragés. Je feins un détachement méprisant en regardant la télévision accrochée au-dessus du bar.

Tiens, c’est moi. Je danse à la télévision.

J’écarquille les yeux. Un type dans un costume tout semblable au mien, mais propre et de meilleure facture – sa queue annelée tient toute droite sans traîner dans la boue, vraiment, du bon travail – se dandine sur une musique électro au milieu d’une patinoire de hockey. Je déglutis. Je porte le déguisement bon marché d’une mascotte. Le texte qui défile sous les images du résumé du match m’indique que l’équipe des Red Coatis a remporté une victoire écrasante. Aux regards qu’on me lance, je comprends que je suis dans la ville de l’équipe qui a perdu. Je dépose mon verre vide en comprenant que je suis réellement en danger et me lève, genre, “je vais faire un tour je reviens”. Mais le mec à côté de moi me saisit le poignet:

– Qu’est-ce qu’y fait, le coati? Y va pas partir sans payer quand même?

Le tout est de rester digne. Quelle que soit la situation. Je fais preuve de toute la persuasion possible pour balbutier quelque chose d’assez incompréhensible qui les tient en haleine jusqu’à ce que j’aie passé la porte du bouge. Et là, je détale, la queue pliée sur mon avant-bras, la gueule du coati rabattue sur ma tête.

À mon passage, d’autres types avides de sang se mettent à me poursuivre. Je cours comme si j’avais des ailes, encouragé par leurs cris de guerre. Mais j’arrive au bout d’une ruelle grillagée et je n’ai aucune idée de l’agilité des coatis. Mes poursuivants avancent en meute, comme des zombies enragés, et tout ce qui me vient à l’esprit alors que je hurle comme une petite fille épileptique, vêtu d’une peau de coati élimée, la queue entre les mains, c’est la tronche de faux-cul de Paulidor Valois, et ce qu’il m’a dit en me serrant la main, “Le secret, c’est de rester digne!”.

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