Muses - L’être Cosmique n’est pas une boulangère

Publié le  03.03.2014

Si elle était partie une heure plus tôt ou plus tard, si quelqu’un l’avait retenue, s’il avait plu, si le téléphone avait sonné, si elle avait raté la dernière marche, trébuché sur le trottoir ou s’était fait happer par un bus, bref, si l’enchaînement des coïncidences débuté à sa naissance ne l’avait pas conduite ce jour-là dans cette boulangerie-là, alors elle aurait mangé sa soupe avec du pain aux noix.

Au départ, la journée avait pourtant commencé paisiblement. Mobilisée par la rédaction d’un texte sur l’édification d’une voie romaine menant à Maastricht, Céline avait fouillé toute sorte de documents et découvert, au hasard de ses lectures, que le neveu de l’entrepreneur chargé de la dernière rénovation des pavés romains avait été dans sa classe en Primaires. Un signe. Un signe de plus qu’elle ajouterait à sa précieuse collection. Sa vie était remplie de ce genre de coïncidences dont elle avait un jour tenté de faire la liste, de nommer et d’aligner en ordre chronologique comme on marque les étapes d’un long voyage en plantant des aiguilles sur une carte routière. L’image lui plaisait.

Un jour elle prenait le temps de relier toutes ces pointes d’aiguilles avec un fil de couleur ou un filet d’encre, apparaîtrait alors une constellation. Ou les lignes d’un visage connu. Ou les contours d’un quartier, d’une ville, d’un continent visité. Ou l’initiale d’un nom qui lui donnerait le vertige et l’obligerait à fermer les yeux. L’expérience l’enchanterait, mais elle ne la partagerait pas, parce qu’elle ne serait pas entendue. La seule fois où elle avait cherché à partager sa conviction à propos de la ligne du temps qui pourra un jour se parcourir dans tous les sens, ses amis l’avaient prise pour une folle. A court d’arguments, en fin de soirée, elle avait dû prétexter un abus de Vodka pour ne pas les inquiéter. Même s’ils aimaient sa fantaisie, ils préféraient l’entendre conjuguer le passé à l’imparfait, comme tout le monde.

Comme la boulangère par exemple, trônant pour une fois seule derrière son comptoir.

Céline avait tout de suite remarqué l’absence de la vendeuse. Machinalement, elle avait même dit : « Tiens, Mademoiselle Hélène n’est pas là ? » Pour le même prix, elle aurait pu improviser une conversation sur le temps, ou se contenter de commander son pain aux noix, mais elle n’avait pas résisté à l’envie de dire « Mademoiselle Hélène » parce que sa première institutrice s’appelait Hélène et qu’elle n’avait pas eu l’occasion de dire « Mademoiselle Hélène » depuis trente ans.

Tout est parti de là.

Prenant un air de circonstance, la boulangère avait évoqué l’enterrement d’un grand-oncle, un certain Ernest B, conservateur au Musée Royal. Celui du centre ville. A ce stade, Céline n’avait rien fait pour dissimuler sa surprise : c’était en effet précisément dans la salle de ce Musée Royal du centre ville qu’un autre Ernest (Ernest V.) lui avait commandé ce bouquin sur la voie romaine de Maastricht. Incroyable. L’exclamation était sortie toute seule et la boulangère, très surprise elle aussi, avait surenchéri en parlant d’un ancien apprenti qui aurait gagné une course cycliste sur cette même voie romaine. Stupéfiante coïncidence, vraiment.

L’euphorie de la victoire cycliste avait donné des ailes à la boulangère soudain persuadée que d’autres évènements la lieraient à Céline aussi sûrement que deux chaussures dans une paire.

Ce qu’elle démontra illico.

Pour commencer, il y eut le chien : même nom, même race.

Creusant à peine, la boulangère releva également, dans l’ordre : une année de naissance identique pour Céline et pour le frère du boulanger, le concert d’une vedette américaine dans la capitale, un examen passé le même jour, un voyage au Mexique, et surtout, top du top : un stage de théâtre en Roumanie dont l’organisatrice était la cousine germaine de la boulangère. Ce qui la mit en joie, au contraire de Céline instantanément déprimée.

Pire même.

Alors qu’avant de commander ce foutu pain aux noix, Céline était un être léger, aérien, Cosmique quasi, autour duquel gravitaient une galerie de personnages d’exception, portant son nom ou inconnus. Morts ou vivants. Famille librement choisie qui l’avait élevée si haut dans le ciel, qu’à cette hauteur, Céline pouvait contempler sa vie comme on contemple les plans d’un appartement pour en comprendre le sens. Alors que tout ça lui apportait le bonheur et la liberté, Céline se retrouvait soudain pieds et poings liés à une archéologue-boulangère de quartier qui s’obstinait à chercher tout ce qui pourrait les réunir, les coller, les ligoter l’une à l’autre. Sentant qu’avec un tel poids, elle ne pourrait plus jamais s’élever dans les airs comme elle aimait le faire, Céline avait abandonné le pain aux noix et s’était mis à courir tout droit vers l’horizon. Avant de partir, elle avait quand même pris le temps de ramasser les illusions que la boulangère avait voulu réduire en miettes sur le carrelage de son commerce.

Tout fut heureusement reconstitué.

Pour conclure, on dira qu’au début de cette histoire, l’intention était de parler d’attachement et de liberté. A priori, le pain aux noix et la boulangère n’avaient donc pas à traîner dans les parages où ils se sont pourtant installés comme s’ils étaient chez eux. Certains appelleront ça un hasard. Admettons.

 

Pascale Fonteneau, pour Les Muses de Bela, Bruxelles, Foire du Livre 2014. Texte inspiré par la muse Céline Verlant.

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