Ne le dites pas à ma mère

Publié le  09.04.2013

Ne le dites pas à ma mère, mais je crois que ma vie n'est pas très différente de la sienne. Pendant des années, je l'ai vue partir au travail, en revenir, s'en plaindre ; je l'y ai accompagnée, même, quelques fois - certains jours de vacances scolaires où elle ne pouvait pas prendre congé. Et je n'ai jamais très bien compris ce qu'elle faisait exactement. Une seule chose paraissait sûre à mes yeux d'enfant : elle faisait des dossiers.

Quand l'heure est venue de décider, j'ai choisi pour ma part une voie très différente de celle de mes parents : des études artistiques. Je voulais un métier qui me rende heureuse de me lever tous les matins, contrairement à ce que j'avais pu voir autour de moi, contrairement à ce que j'avais pu ressentir au quotidien en traînant les pieds jusqu'à l'école.
J'ai eu la chance que mes parents ne s'opposent pas à ce choix. Ils se sont inquiétés, bien sûr, et s'inquiètent encore, parfois. Mais je pense que me voir accomplir et réussir mes études les a rassurés. Comme s'il s'agissait là d'un aboutissement, comme si le fait de me voir diplômée leur suffisait à se dire que la voie artistique n'était pas complètement idiote et qu'ils pouvaient à présent se reposer : c'était fait et ça allait aller.
S'ils avaient su...

S'ils avaient su que rien - mais RIEN - ne serait jamais fait ! S'ils avaient su qu'il me faudrait sans cesse chercher la confirmation, le droit d'exercer ce métier. S'ils avaient su que ce qui m'attendait, c'était des années à rédiger à mon tour des dossiers : demandes multiples et incessantes de subsides, bourses et autres statuts. Des centaines de pages visant à convaincre commissions, financiers et institutions que ce métier/ce projet/ce tournage était fait pour moi, que je le mènerais à bien du mieux que je le pourrais et qu'il n'y avait de choix plus judicieux que de m'accorder leur aide.

Si j'avais su, moi aussi, la place que cela tiendrait. Que les heures passées à écrire un scénario ne seraient rien comparées aux jours à le défendre, le justifier, l'expliquer, le budgétiser. Si j'avais su que ce ne serait jamais - mais JAMAIS - joué ! Et qu'il me faudrait continuellement recommencer, solliciter à nouveau, refaire ces demandes, jours après jours, semaines après semaines - et ce jusqu'à la fin.

Heureusement, à bien des égards, ce métier m'épanouit autant que j'aurais pu l'espérer. Et, tout comme ma mère devait comprendre à l'époque l'importance des tâches administratives auxquelles elle passait ses journées - trouver un logement à ceux qui n'en avaient pas les moyens, par exemple - je sais aujourd'hui pourquoi je les fais, toutes ces démarches pénibles, mais inévitables.
Mais - et ne le dites pas à ma mère - ce qui me frappe, c'est de constater que 90 % du temps, ma vie professionnelle n'est pas si différente de la sienne : je fais des dossiers.

À découvrir aussi

Pulitzer, vous avez dit Pulitzer ?

  • Fiction
Que ce soit clair, je n'ai pas traduit le Pulitzer 2014, roman psychologique encensé par la presse et ses lecteurs, j'ai traduit "Le Chardonneret", thriller d'une dénommée Tartt dont je ne connaissais...

Le petit ours rose

  • Fiction
Il avançait sur le tapis roulant de la chaine de montage n°56XB. Une jeune fille docile, aux cheveux noirs et aux yeux bridés, l'a pris indifféremment sur ses genoux pour lui coudre des oreilles, plu...

Tongs

  • Fiction
Il n'est pas rare que l'on nous demande, à nous les écrivains, quel est notre outil de travail. Pour ma part, j'ai souvent envie de répondre que j'écris avec les pieds…   4-  Tongs

Tombola natale: entre deux langues

  • Fiction
Dès l'enfance, il m'apparut que pour réussir à entrer dans le monde, pouvoir y habiter, il me fallait des mots de passe, des sésames. Avant même que je les choisisse, les livres, la musique et le dess...