Nuit de la radio
C'était à Lussas, à la fin du mois d'août, aux Etats Généraux du film documentaire. J'avais passé deux jours dans les tentes obscures, assise au milieu d'inconnus, à regarder des films. À laisser toute préoccupation dehors pour recevoir des regards sur le monde. Des heures face à des corps non formatés, des visages marqués, des voix singulières. De docu en docu, plongée dans les questionnements, les chocs, les visions des réalisateurs, leur écriture du monde. Secouée, j'ai pris plaisir à prolonger le trouble, à écouter les réactions des spectateurs durant les débats, et les conversations, dehors, sur les terrasses, dans les rues de Lussas, à creuser les interrogations sur que l'on a vu, ce à quoi on a assisté. Deux jours sur la frontière ténue entre ce que l'on voit, ce que l'on en montre, ce que l'on en pense. Autant de sollicitations, d'invitations à percevoir ce qui se passe autour de nous. Percevoir, voir, réfléchir l'image et son mouvement. La journée « Brouillon d'un rêve » s'est terminée par un montage impressionnant d'extraits de films soutenus par la bourse. Un foisonnement, un vertige : le monde est immense et se multiplie dans chaque regard. Oui, j'avais vu tout ce qu'il était possible de voir jusqu'à extinction de mes yeux.
Le lendemain, c'était la nuit de la radio de la SCAM. Sur la place du village de Lussas, un autobus attendait les festivaliers, repus d'images. Une invitation à prolonger la réflexion sur l'état des lieux par l'écoute. Et nous voilà, partis comme pour une excursion scolaire, vers un petit village sur la colline. Groupe hétéroclite de gens du coin, fous de documentaire, vacanciers de passage, professeurs de la région venant prendre le pouls du monde, étudiants jamais rassasiés de docus... L'autobus nous a déposés au pied d'un hameau. La nuit était tombée. Nous sommes montés à pied jusqu'à une terrasse en plein ciel.
Là, nous avons reçu un casque, et cherché un endroit où nous installer, qui nous permettrait de voir les étoiles, de ne pas perdre de vue la vallée. Et puis « ça » a commencé. La nuit de la radio, un montage de Janine Marc-Pezet, qui nous fait traverser 30 années de prix SCAM. Il y a le paysage, bien sûr, les étoiles, cette situation exceptionnelle, mais peu à peu ce que l'on voit passe à l'arrière plan, et n'est plus qu'un support où poser un oeil vague, pendant que les oreilles font leur travail d'absorption.
Progressivement, le calme s'installe, et le lâcher prise que donne l'abandon du regard. Pour entendre, il faut se taire, c'est une porte ouverte. Et le son entre, efface le commentaire intérieur. On n'assiste pas à un son. On est dedans. Les corps en sont envahis et changent d'attitude. Les visages se détendent et une concentration particulière descend sur le groupe d'auditeurs dispersés dans l'espace, assis sur des transats, couchés sur le sol ; il y en a partout, qui se préoccupent de moins en moins de ce qu'ils laissent voir d'eux-mêmes. La réponse de l'auditeur est immédiate, physique. Sursauts. Eclats de rire, étirements, protestations, agitations, soupirs. Surprise des réactions contradictoires, ou étrangement concordantes.
30 années, c'est plus d'une génération de création sonore. Le temps s'écoule dans le montage de Janine Marc-Pezet, qui rend compte d'un trajet, d'une évolution des façons de faire de la radio. Les timbres des voix, la manière d'aborder les sujets, un métier, d'un art, un espace-radio. Un voyage immobile dans le mouvement sonore, où chacun vit seul le son, tout en restant conscient que la radio est une affaire collective, une affaire de liens, d'adresse.
Les auditeurs voyagent ensemble. Il se dégage de l'écoute collective une énergie mouvante, avec ses instants de gravités, ses éclats de rires non concertés. Parfois, l'étonnement était perceptible. Parfois, l'effort d'attention se faisait sentir d'un côté à l'autre de la terrasse. Nous étions pris dans un mouvement collectif.
Je suis rentrée du village, ce soir-là, dans un silence intérieur étonnant, sans pouvoir vraiment définir ce que j'avais vécu. Il y avait l'instant lui-même, la succession d'émissions, les manières de faire de la radio, les sujets abordés, l'envie d'en entendre plus. Mais il y avait aussi cette expérience collective. Il est rare que l'on écoute ensemble, longtemps, dans un même espace, en mettant le regard entre parenthèses. Que l'on prenne se temps de s'isoler les uns à côté des autres, pour vivre un moment sonore, avec tout ce qu'il charrie de sens, de sensualité, d'impulsions, de trouble. Il reste à méditer là-dessus. Mais avant de tirer la moindre conclusion, renouveler l'expérience, revenir à cet espace sonore partagé, creuser encore cet étrange rituel : des gens se retrouvent à une heure dite pour entendre ensemble...
Après Paris, Avignon, avant Brest, le prochain rendez-vous de la nuit de la radio aura lieu aux Bozar, le 22 octobre prochain. Le montage y sera enrichi d'œuvres belges. Un moment privilégié où expérimenter l'écoute collective, au cours d'une soirée qui sera aussi l'occasion de rencontrer les radios associatives et l'Atelier de Création Radiophonique, pour parler d'espaces de diffusion, d'écoute et de soutien à la création radiophonique...