Une femme écrit à la machine - un billet de Justine Lequette

Publié le  17.01.2019

« L’amour à la robote

Un homme écrit à la machine une lettre d’amour et la machine répond à l’homme et à la main et à la place de la destinataire

Elle est tellement perfectionnée la machine

la machine à laver les chèques et les lettres d’amour

Et l’homme confortablement installé dans la machine à habiter lit à la machine à lire la réponse de la machine à écrire

Et dans sa machine à rêver avec sa machine à calculer il achète une machine à faire l’amour

Et dans sa machine à réaliser les rêves il fait l’amour à la machine à écrire à la machine à faire l’amour

Et la machine le trompe avec un machin

un machin à mourir de rire ».

Extrait du recueil La Pluie et le Beau Temps - Jacques Prévert

 

« Et en même temps, l’appartement, la ville, tout l’espace devient peu à peu un dispositif de contrôle normalisant qui commence à restreindre la liberté dans la vie de tous les jours ». 

La moitié du ciel et nous– Armand Gatti.

 

Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit.
Les temps y sont-ils propices ?
Si. J’ai écrit. Des dossiers, des mails, des textos, un spectacle, des listes, des bouts d’idées.
Mais cela fait longtemps que je n’ai pas écrit. Comme ça. Pour rien
Les temps ont-ils quelque chose à voir là-dedans ?

Puisque cela fait longtemps que je n’ai pas écrit, une question surgit : le clavier et l’écran, ou le stylo et la feuille ? Si ma tête minaude et hésite, mon bras, lui, sait : avant même que j’aie fini de me poser la question, il pousse l’écran vers l’arrière… Et la lumière apparaît. (Celle de l’écran LCD, malheureusement. Pas encore celle de l’idée en jaillissement).

Soupir.
Profonde nostalgie.

J’ai pourtant acheté récemment un stylo-plume et un beau carnet.

Je suis (encore) d’une génération où mon corps d’enfant se souvient du stylo et de la feuille. D’une autre sensation qui accompagne l’acte d’écriture.
Le vertige d’un temps volé, du silence qui se fait, de l’air qui s’épaissit.
L’émotion des retrouvailles - avec ses autres soi
La sensation d’un retour à la maison après de longs mois d’absence.
L’imprévu de la balade, sur des sentiers boisés, avec l’odeur de pin au passage qui vous décoche un léger sourire aux lèvres.
Le trouble de l’espace qui se modifie : entre la conscience démultipliée, vivifiée, tout à coup étonnamment concrète du lieu dans lequel on se trouve – une chambre à soi, un banc public, une table de café – et notre soudaine aptitude à laisser flotter ce lieu dans notre ville intérieure.
L’émoi de l’image qui se laisse jaillir. Surprise de la soudaine place faite au temps pour accueillir l’inconnu.

J’ai pourtant choisi l’ordinateur.

 

« Cher Monsieur,

Que diriez-vous d’ordinateur? C’est un mot correctement formé, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde (…) ».

(Lettre du philologue Jacques Perret à IBM France, qui proposait un nouveau nom à ses nouvelles « machines électroniques » – 1955).

 

Mécaniquement. Intuitivement.

J’ai choisi l’ordinateur parce qu’il me semble que j’y écris plus facilement, qu’il m’aide à mettre de l’ordre dans mes idées, qu’il me paraît plus souple : on y efface l’écriture honteuse, on y déplace facilement les mots, les paragraphes, les idées.

« Il me semble que »…

J’ai choisi l’ordinateur, mais je rêve encore de la feuille et du stylo.

Car l’ordinateur, ce n’est pas seulement la disparition d’un geste, la mort des ratures, de la feuille qu’on déchire, du mal de poignet… C’est l’attention dispersée. Le clic sur Safari quand le cerveau semble en panne. Le clic sur Mail parce qu’une notification vient de nous apparaître, en haut, à droite. Le clic sur Facebook, quand l’idée ne vient pas immédiatement. D’une page à l’autre en un quart de secondes. Ecriture fracassée. Cerveau démultiplié. Temps mort supprimé. Impossibilité de laisser place à l’ennui, au vide, qui précède la véritable écriture, celle que nous n’avions pas prévue. Celle qui nous découvre. L’inattendue. C’est l’écriture qui se modifie, qui se conforme. La pensée qui se range du côté de l’ordre. A la radio, ce matin : une étude réalisée sur des hêtresa montré que ces arbres perçoivent le vent au point de modifier leur croissance pour s’y adapter. Comment dès lors imaginer que les êtresne modifieraient pas eux aussi leur croissance pour s’adapter aux conditions environnantes ? Et aussi : la mort du silence. Même au calme, l’ordinateur fait du bruit. Il porte le bruit infernal du monde, des informations infinies auxquelles il me donne accès. Il sonne jusque dans ma pupille - à travers la lumière, éblouissante (fascinante ?) pour l’imaginaire, de son écran. Il vacarme dans mon cerveau. Il ordine. Il ordonne. Tranche. Dicte. Range. Classe. Coupe. La rêverie. Le vague. Le désir. Les vagues. « Oui, dans ce siècle, peut-être même jusqu’à la fin des temps, nous n’atteindrons plus le silence. »1

Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit.
C’est que le temps s’est raccourci.

C’est peut-être pour cela que j’ai choisi le plateau de théâtre. Là, dans le temps encore préservé des répétitions - où la lumière permet encore au corps et à la pensée de se mouvoir ; où l’idée naît parfois du désordre, du hasard, de la disharmonie ; où le geste, la rature, l’idée déchirée laissent quelque part leurs marques sur les corps ; où la parole peut encore faire jaillir le silence - l’écriture, elle, l’inattendue, peut encore s’opérer…

 

Peter Handke – Voyage au pays sonore ou L’art de la question.

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