Métiers du spectacle vivant : Antoine Laubin et Anne Thuot - Metteurs en Scène
Non. Non, non, non, ce n’est pas rien du tout, ce qui se passe là, à Avignon, en dehors des spectacles qui sont joués, des professionnels engagés pendant le Festival, de ce qui est montré. Avignon, c’est un événement, un rassemblement. Évidemment, parmi les spectateurs, il y a des professionnels aussi. Des pro sans spectacles. Un peu pour la boutade, beaucoup pour l’envie de voir se former des empreintes singulières dans la discussion, j’ai demandé à Antoine Laubin et Anne Thuot ce qu’il faisaient là (au fait). Ils n’ont pas dit non. Et franchement, tant mieux!
Que faites-vous, ici à Avignon, en tant que metteurs en scène sans spectacle ?
Anne Thuot : Avant toute chose, je suis venue voir des spectacles, dans le IN principalement. J’aime beaucoup voir des spectacles ici, pour deux raisons : d’abord, parce que ça se passe dans des lieux particuliers, comme les cloîtres ou la cour d’honneur, et puis parce que je me sens beaucoup plus disponible que pendant l’année. Mon écoute est très différente. Par exemple hier, je suis allé voir Warlikowski, c’est cinq heures, c’est dense, et je crois que pendant l’année je suis trop dans ma pratique et que je n’ai pas la distance qu’il faut pour être vraiment spectatrice. Et là j’arrive un tant soit peu à me détacher de ce que je fais moi, pour entrer dans l’univers d’un autre, et du coup j’apprécie, vraiment. C’est la raison principale pour laquelle je suis là.
Antoine Laubin : C’est aussi une des raisons pour lesquelles je suis là. Avant d’être créateur, je suis spectateur. Donc je viens évidemment pour voir des spectacles. En tant que spectateur, idéalement, je viendrais une semaine, ou dix jours. Là il se trouve que je viens tout le mois parce que ma compagne travaille sur des spectacles qui sont présents durant tout le festival, et donc j’y « travaille » aussi, c’est-à-dire que je fais ici ce que j’aurais fait à Bruxelles.
Mais par ailleurs, dans un lieu comme Avignon, on rencontre des gens sur un mode très différent ici de ce qu’ils sont dans les villes dans lesquelles ils travaillent. C’est une possibilité de croiser ces personnes sur un temps assez ramassé, sur un mode plus détendu, plus informel, que lorsqu’on tente d’obtenir des rendez-vous durant l’année, à Bruxelles ou ailleurs.
Donc il y a, d’une part, mon désir de spectateur et, d’autre part, la nécessité professionnelle de rencontrer des coproducteurs potentiels, en quelque sorte d’« entretenir un réseau » (de partenaires, de professionnels, etc.), de parler avec des gens qui pourraient s’intéresser à mon travail, et inversement.
Anne, tu es aussi dans ce rapport-là, celui de la rencontre ?
AT : Pas du tout. Au contraire, c’est plutôt pour moi un endroit où je me nourris, et je me protège de ça. Par exemple ce que j’aime vraiment, c’est aller dans la salle de spectacle et ne connaître personne. Être juste face au spectacle. Rencontrer des partenaires ou des coproducteurs potentiels, je crois que je ne suis pas très douée pour faire ça, et si je commence à me mettre dans cet objectif-là, je vais passer à côté des spectacles. Alors évidemment, il arrive que des discussions naissent parce que forcément je viens aux Doms, je connais plein de gens, je ne suis pas tout à fait solitaire. Donc je discute, si ça se présente, je le fais, là, par exemple avec Antoine, mais je ne le cherche pas. J’échange, mais je ne suis pas dans une démarche active.
Est-ce que vous pouvez me parler de ce sur quoi vous travaillez ? Antoine, que tu fais ici ce que tu ferais à Bruxelles ?
AL : Oui, là je suis avec mon collaborateur dans la phase finale de l’écriture de notre spectacle, L.E.A.R., après un atelier de deux semaines avec les acteurs au mois de juin, atelier d’écriture de plateau pour générer la matière d’une partie du spectacle. Là on est en train de compiler, réarranger, réécrire cette matière, parce qu’on commence les répétitions à la mi-août.
Et par ailleurs je profite de la présence d’acteurs avec qui je travaille pendant l’année qui sont sur des spectacles ici, pour faire quelques séances de répétitions pour la lecture d’un texte qui se donnera au Rrrr festival en septembre prochain.
AT : Je travaille sur un projet qui s’appelle « J’ai enduré vos discours et j’ai l’oreille en feu ». C’est une réécriture d’un texte Elisabéthain, qui s’appelle « La tragédie de la vengeance », écrite par un contemporain de Shakespeare, on ne sait pas très bien qui est l’auteur. La création se fait à la Balsamine au mois de novembre. C’est un projet qui a été initié il y a à peu près deux ans. On a eu quatre chantiers, et là je suis dans la phase terminale. C’est une écriture menée avec les acteurs, mais qui inclut aussi des textes de Caroline Lamarche, avec qui j’ai déjà collaboré sur les Flash Flow, dont ce spectacle-ci est la continuité et la phase finale.
Quel est votre rapport au Théâtre des Doms ?
AL : J’ai un rapport affectif très fort à ce théâtre. J’ai l’impression que c’est ici que j’ai été « légitimé » en tant que metteur en scène. Avant que les « Langues paternelles » ne passent ici, on avait fait cinq représentations au Centre culturel Jacques Franck et une au Vrak, donc c’était assez confidentiel comme audience, on n’avait pas encore beaucoup joué. Et ici ça s’est très bien passé. C’est un très beau souvenir d’avoir porté ce spectacle ici, avec une équipe d’amis, le soleil pendant un mois et nos familles. Donc forcément c’est un souvenir très fort, et revenir chaque année depuis, c’est un peu raviver cette espèce de nostalgie de 2010.
Mais aussi, pour revenir à ce qu’Anne disait au début de cette conversation, chaque année j’ai des émotions artistiques fortes ici. Ça ne fait pas tellement longtemps que je viens, c’est mon sixième festival consécutif, mais j’ai quasiment eu un choc esthétique par année. Je sais qu’en venant ici, il y a une remise en question artistique qui suit, que je deviens perturbé par rapport à ma propre pratique. Je ne sais pas si c’est lié au travail de Baudriller et Archambault ou si c’est le fait d’avoir énormément de spectacles en très peu de temps, mais c’est comme ça. J’ai un peu la même chose avec le Kunstenfestivaldesarts. Quand j’achète le pass je suis rarement déçu. Le mode festivalier fait qu’on a accès aux spectacles sur un mode un peu différent de d’habitude et c’est opérant, en tout cas pour moi.
AT : Moi, c’est comme si j’avais l’impression de me réapproprier un espace de travail que je n’ai pas forcément l’occasion de me réapproprier pendant l’année. Le fait de pouvoir voir autant de spectacles, puis d’avoir le temps de les digérer parce que tu ne dois pas être tout de suite être en train de répéter ou d’agir, permet une sorte de maturation naturelle, par couches, par strates, agréable. Et je trouve aussi qu’en allant aux Doms, à la Manufacture, parce que tu recroises des gens que tu n’as parfois pas vu depuis longtemps, il y a un côté état des lieux de son parcours. Et c’est important.
Tu sens aussi ce lien affectif dont parle Antoine ?
AT : Oui. Très fort. Et particulièrement cette année, parce que cette année il n’y pas eu un spectacle où j’ai pu me dire : qu’est-ce que je fais là ? Je n’ai vu que des spectacles où je me suis dit : « je suis contente d’être là ». C’est un hasard mais voilà.
Je reste aussi effectivement très attachée au théâtre des Doms où je suis venue avec un spectacle qui a été une très belle aventure, avec l’équipe et les spectateurs. Je crois que tous les gens qui sont venus jouer aux Doms en ont un souvenir inoubliable. C’était ma première fois à Avignon en tant que créatrice et j’avais trouvé ça super. Quand tu es au Doms, tu es hyper protégé de la faune avignonnaise je trouve, et tu n’as pas tellement cette impression de « marché », de devoir « se faire sa place ». Il y a quelque chose d’acquis qui fait que tu peux vraiment profiter.
AL : C’est un luxe énorme dans le OFF et dans bataille permanente des compagnies entre elles pour exister à l’intérieur du OFF, que la légitimité des Doms. Nous sommes effectivement surprotégés, et en plus très bien accueillis. L’équipe des Doms est se met complètement au service des compagnies durant tout le temps du festival.
Et à part ces deux moments là, Avignon et le Kunstenfestivaldesarts, est-ce que vous identifiez des événements qui vous procurent les mêmes sensations ?
AL : Pour moi, pas à ce même niveau, parce qu’il y a la durée, parce que ça dure trois semaines tant pour le Festival d’Avignon que pour le Kunst. Il y a une immersion qui est très forte, peut-être plus qu’ailleurs. Le travail de programmation se fait sentir. Ce sont mes deux rendez-vous annuels de spectateur assidu.
AT : Il y a quand même le XS, sous une forme beaucoup plus ramassée. Lors des premières éditions, j’avais quelque chose comme ça, du plaisir de spectateur… Peut-être à cause du fait de passer d’un spectacle à l’autre en très peu de temps.
AL : Ce que je regrette au XS, c’est la très grande rapidité d’enchaînement, le fait qu’on n’ait pas le temps de sortir des spectacles. La programmation est de haute qualité mais on est obligé de zapper. À Avignon ou au Kunst, tout le monde parle de théâtre tout le temps, et on peut évidemment voir six spectacles par jour si on veut le faire, mais on peut aussi voir un spectacle par jour et passer le reste de la soirée à en parler, et vivre dans la durée du spectacle le lendemain. Pour moi ce sont vraiment les deux moments d’ « orgie de spectateur » pendant l’année. S’il fallait maintenant faire une comparaison rapide je dirais qu’en terme d’accueil des publics et de politique des prix, ou encore en terme de politique des jauges des spectacles, je trouve que ce que fait le Kunst est à mes yeux plus cohérent et plus respectueux des spectateurs. Il y a une grande qualité globale dans la programmation dans le IN, mais c’est un budget colossal. J’ai eu la chance d’être accrédité pendant deux années de suite puisque j’écrivais sur les spectacles que je voyais. Depuis que je ne le suis plus, financièrement, je sens la différence. Être ici pendant un mois et voir plusieurs spectacles, c’est un budget de plusieurs centaines d’euros. La formule du Kunst qui permet de tout voir à un prix ramené au billet, très raisonnable, n’existe pas du tout ici et on le sent en tant que spectateur, même avec le tarif professionnel. C’est un vrai gros budget. Et au niveau de la jauge, on sent ici qu’il y a une logique du remplissage de salle qui est très forte. Les très grands gradins dans les Cloîtres ou les espaces ouverts font que généralement les spectateurs des cinq ou six dernières rangées sont complètement coupés du spectacle qu’ils voient. C’est dommage parce que la proposition artistique n’est parfois tout simplement pas reçue parce qu’on ne voit pas le visage des acteurs, parce qu’on est très loin, qu’on entend moins bien. En tant que spectateur, je préfère les séries plus longues et les jauges plus petites que l’inverse. Après il y a des spectacles qui s’y prêtent très bien, mais d’autres où c’est problématique.
Anne, est-ce que tu as connu toi aussi ce rapport au spectacle, comme Antoine, qui est celui de la chronique, de la critique ?
AT : Non, j’ai juste besoin de voir des spectacles, de voir beaucoup de spectacles, de les laisser poser. C’est vraiment fondamental.
AL : Quand j’écrivais sur les spectacles que je voyais, je n’y allais jamais en tant que journaliste ou critique, ou chroniqueur, j’y allais en tant que spectateur et créateur. J’essayais d’écrire après mais je n’ai jamais passé une représentation à me demander ce que j’allais écrire. Je ne me suis jamais considéré comme un critique. Pendant longtemps, j’ai considéré que le fait d’écrire sur les spectacles des autres m’engageait sur mon propre travail, et que mon propre travail m’engageait sur ce que je pouvais écrire sur les spectacles des autres. C’était une sorte de dynamique qui faisait que si je critiquais tel ou tel aspect du travail de tel ou tel spectacle, forcément je ne pouvais pas ne pas être vigilant par rapport à ça dans mon propre travail. C’était un garde fou personnel en quelque sorte.
AT : Je ne fais pas de critique ou de chronique mais j’écris beaucoup sur les spectacles que je vois. Pour moi. Et je ne me suis jamais posé la question de le partager ou de le publier. Mais pourquoi pas le tenter, un jour. J’ai déjà fait un texte pour la Bellone sur Beatriz Preciado et j’ai pris beaucoup de plaisir à ça. J’écris souvent pour moi, sur ce qui m’a intéressée – ou pas – à tel ou tel endroit, et j’y reviens – ou pas – selon les besoins du moment. Ce sont, en quelque sorte, des journaux ou des carnets de bord. J’identifie des moments, c’est une manière de les graver en fait, pour qu’ils restent là et m’en nourrir. C’est comme si je créais un dialogue avec les spectacles. Et quand je viens à Avignon ou que je suis au Kunst, je le fais particulièrement. Beaucoup plus que quand je vais voir un spectacle en cours d’année parce que je suis prise dans mon quotidien. Ici c’est différent. Et aussi, en festival, je peux me laisser plus surprendre, c’est plus facile de faire sauter les a priori.
AL : J’ai ça aussi.
AT : Mais je ne sais pas vraiment pourquoi. Je sais que pendant l’année, je « consomme », je veux dire que je veux savoir ce que je vais voir, et je veux être satisfaite de ce que je vais voir. La présélection est beaucoup plus grande.
AL : Il y a une prise de risques beaucoup plus grands ici, et une sorte d’abandon à la programmation. Et il y a aussi ce fait que les gens dont j’attends beaucoup me déçoivent souvent, et ceux dont je n’attends rien m’épatent, me surprennent, etc. Le choc artistique en est d’autant plus grand.
AT : Et c’est drôle, parce que quand je suis en festival je vais toujours me dire qu’il y a ceux que je veux absolument voir et puis il y a ceux dont j’ai entendu parler et puis il y a ceux, il y en a toujours deux ou trois, dont je ne sais rien. Je ne fais jamais ça le reste de l’année. Je ne vais pas voir un spectacle si on ne m’en a pas parlé avant.
interview réalisée le 25 juillet.
La compagnie d’Antoine: De Facto
La page du spectacle d’Anne: J’ai enduré vos discours et j’ai l’oreille en feu