Être vivant : tribune d'Ecaterina Vidick

Publié le  12.06.2020

Nous avons donné la parole à Ecaterina Vidick, autrice et réalisatrice de documentaires sonores, qui nous raconte son expérience personnelle et professionnelle durant le confinement.

Portrait de Ecaterina Vidick
© Maël G. Lagadec

Toutes les réflexions politiques ou sociales majeures nourrissent forcément la création artistique. En tout cas, moi, elles me nourrissent. L’expression, le partage d’idées, d’envie, de rêve, d’idéologie, la communication et l’engagement sont à la base de l’acte de créer. Poser son regard, ou son oreille, sur quelqu’un ou quelque chose. Élargir nos horizons pour penser plus loin, plus large, plus fort. Élargir notre univers pour penser autrement. La pandémie nous a déchirés de l’intérieur. Elle nous a privés de cette élasticité fantastique ainsi que de nos liens sociaux et fondamentaux avec l’autre, pour nous abandonner à nous-mêmes. Elle nous a enfermés dans un quotidien familial ou solitaire qui en aura étouffé plus d’un, au bout du compte.

Ce qui m’aura sans doute le plus marqué pendant ce confinement se définit par un manque criant d’énergie physique et collective. Le manque de l’autre. Le manque DES autres. Le manque de nourriture culturelle. Le manque de désir. J’ai souffert d’insomnies insupportables pendant ces derniers mois. Je me suis sentie épuisée, vidée. « L’autre » est justement le sujet principal de mes documentaires sonores.

Après cette expérience inédite et traumatisante, je ressens un besoin évident d’augmenter mes rapports à l’autre, de les multiplier. D’ordinaire, je passe à peu près 70 % de mon temps de création seule ; la solitude est pour moi une nécessité. Mais je jubile quand vient le moment de collaborer, de confronter mes idées. D’être physiquement en présence de quelqu’un d’autre. J’ai tant besoin des autres pour continuer à inventer des dramaturgies sonores à échelle humaine. Dans mes documentaires, je parle de la vie, de la société, des catastrophes intimes. Je ne peux pas le faire si je ne sais rien de tout cela.

Il me semble également qu’il devient urgent de changer nos façons d’envisager le monde, d’envisager l’autre, l’être vivant, l’être humain, notre environnement. Cette pandémie a mis en lumière une société fragilisée par la pression du capitalisme, du pouvoir d’achat, du plus vite, du maintenant, du tout de suite. Confrontés que nous sommes à des politiques aux consciences hermétiques qui louchent sur des budgets qui ne suivent qu’une logique comptable, sans tenir compte de notre environnement et de l’essence même du vivant, de l’être. De l’être ensemble. Nous vivons selon des modèles sociétaux que l’on pourrait qualifier « d’archaïques ». Des modèles paternalistes, hiérarchiques, machistes ou racisés, pour ne pas dire racistes. Mais à travers nos créations, nos prises de paroles, nos prises d’oreille, nous arriverons peut-être à développer un esprit critique par rapport au monde dans lequel nous évoluons.

En l’espace de quelques semaines, nous avons vu ce que nous savions déjà, au tréfonds de nous-mêmes. Et aujourd’hui, c’est un peu comme si nous ne pouvions plus l’ignorer. Il y a des choses à changer. En ce qui me concerne, cela commencera sans doute par moi-même. La création documentaire permet une lecture singulière et sensible de notre environnement. C’est cette sensibilité-là que j’aimerais approfondir désormais. Celle qui combine l’urgence de regarder de l‘autre côté et celle d’accepter ce qui se trouve tout près de nous.

Avec Babelfish, une asbl dont je suis membre, nous avons lancé, le 2 avril 2020, un son seul : une prise de son de confinement, réalisée depuis un balcon, par Jeanne Debarsy. Ce son est passé de main en main, à travers le monde. Chacun des participants a contribué à l'édifice en y ajoutant sa petite touche, sans contrainte particulière. Le résultat : une création sonore collaborative qui a virtuellement réuni 19 artistes et qui a pris fin le dernier jour du confinement. Une autre façon, sans doute, de conjurer le sort… Je vous invite à découvrir ce « Confinement Exquis » sur notre site, à partir du 1er juillet prochain.

À découvrir aussi

  • Écrit
  • Fiction
Portrait de Caroline Prévinaire

Quelles histoires pour demain : billet de Caroline Prévinaire

  • Opinion
Caroline Prévinaire, comédienne, autrice et scénariste, donne une vision fantasmée de la société en confinement afin de mieux prévenir les déviances liberticides.
  • Écrit
haut parleur en noir et blanc entouré du mot projet écrit plusieurs fois

L'appel à projets, un enjeu d’équité et d’inclusivité ? : texte de Lisette Lombé

  • Opinion
Lisette Lombé, autrice, poète et slameuse, milite pour une plus grande inclusivité dans les politiques culturelles actuelles notamment dans les appels à projets.
  • Écrit – Littérature jeunesse
portrait de Marie Wabbes en noir et blanc

Laissez votre adresse, on vous écrira : tribune de Marie Wabbes

  • Opinion
Marie Wabbes, illustratrice engagée, donne son point de vue sur l'édition, le quotidien et la visibilité compliquée des illustrateurs pendant le confinement.
  • Son
  • Spectacle vivant
quatre mains dans la terre autour d'une petite plante verte

La permaculture, une réponse à la crise de notre jardin culturel ? : texte de Frédéric Becker

  • Opinion
Frédéric Becker, musicien, témoigne de son expérience de réflexion au sein du groupe des 52 et partage sa vision de la culture dans le futur.