Regards en biais pour une médiation culturelle horizontale : texte de Léïla Duquaine

Publié le  02.10.2020

Slameuse et poète, Léïla Duquaine fait partie des créateurs et créatrices qui ont pensé le futur de la culture à la sortie de la première vague du Coronavirus.

Pour le Belazine, l'autrice partage avec enthousiasme ses visions empiriquement travaillées et en mouvement, ainsi que ses questionnements toujours ouverts autour de la médiation culturelle. Un véritable carton d’invitation à repenser nos usages.

 

« Comment espérer accomplir quelque chose de différent si, toujours, nous épousons la forme exacte de ce qui est déjà là ? »

Catherine Dorion, Les Luttes fécondes : libérer le désir en amour et en politique

« La pensée coloniale est la pensée véhiculée par celui qui se trouvant en difficulté face au monde inconnu qui se déploie devant lui, se sert de son pouvoir pour hiérarchiser les visions et les postures, les idées et les pensées, afin de toutes les dominer. [...] Si demain continue d’autoriser des groupes privilégiés à définir ce qui fait théâtre ou pas, ce qui fait sens ou pas, ce qui est pertinent ou pas, demain ne me plaît déjà pas. Et je pense alors à après-demain. »

D’ de Kabal, « Invisibles Invincibles » , dans Décolonisons les arts !

dessin à la craie sur un tableau avec une ampoule et des petits bonhommes qui marchent dessus pour passer au-delà d'un ravin
© marrio31 − iStock by Getty Images

En juin 2020, je participe de derrière l’écran à un groupe de réflexion de 52 personnes pour la relance post-désastre de l’activité culturelle avec une majorité de représentant.e.s d’institutions, peu d’artistes, 5 personnes racisées, peu de moins de 40 ans, très peu de temps. On devait parler de médiation, on n’a pu que l’évoquer.

En juin 2020, je participe à une manifestation organisée par différents collectifs d’afro-descendant.e.s pour rappeler que les vies des personnes non-blanches comptent et que la police tue.

En juin 2020, avec les responsables de La Voix des Sans Papiers de Bruxelles, on continue d’agir pour que les membres du collectif aient accès aux soins de santé et aux procédures de régularisation. L’exclusion raciale se matérialisant dans des protocoles administratifs complexes et absurdes, iels doivent intégrer les codes d’un système technocrétin. On tente donc ensemble de faire médiation.

Partout des langages codés, des algorithmes, des opérateurs, des formulaires en ligne pour des réalités en courbe. On s’approche mais tout se fait à distance. On s’accroche pour comprendre la mécanique mais quelque chose ne fait fondamentalement plus sens. Ni pour le sensoriel, ni pour le sensé, ni pour le sens commun.

Alors partout, des traducteur.trice.s, assistant.e.s, consultant.e.s. Partout, des médiateur.trice.s.

Pour faire démocratie, pour faire mine qu’on n’oublie personne, pour que les invalides étranger.e.s du système accèdent au Graal de l’attestation, on n’adapte rien, on fait médiation.

En tant que femme, métisse, trente-cinquenaire, tantôt poétesse tantôt coordinatrice tantôt…, j’occupe souvent, par choix ou nécessité, la position de celle qui relie, qui traduit, qui aide à comprendre l’autre face du dé pipé. Cette place a toujours été un observatoire privilégié des rapports de domination-exclusion-oppression. Depuis ce siège à bascule, j’ai pu percevoir que le fossé est colossal entre les maîtres du monde et les nettoyeur.euse.s de la fosse commune. Que beaucoup de traits d’union ne sont donc ni possibles, ni désirés.

Depuis ce siège-là, j’ai senti-compris que mes médiations ne devaient pas servir à éviter les conflits et les ruptures essentielles, nécessaires, justes.

De là, j’ai choisi d’écouter et amplifier les expressions des personnes racisées, des femmes, des plus jeunes et des plus vieueilles, des dit.e.s handicapé.e.s, des sans papiers, sans maison, sans argent, sans diplôme, sans statut. Mettre mes connaissances des appareillages d’ici au service de celleux que ces machineries cherchent à broyer.

Faire médiation – liaison, circulation – pour contribuer à faire exister des expertises qu’on estompe. Pour donner à entendre des langues et cris qu’on étouffe.

Faire médiation pour que le pouvoir circule et que l’organisme vive.

Ce rapport aux gens et aux mondes est évidemment pétri d’expériences où le travail-profession et le travail d’être vivante s’entremêlent, se confondent ou s’excluent.

Maîtrise en philo romanes et arts du spectacle

On m’a dit comment décrypter un livre ou une performance, selon une idéologie unique, restrictive et excluante. Je lisais en diagonale des romans qui ne me parlaient pas, j’allais voir 3 spectacles par semaine, j’avais les clés du donjon mais pas mal de ces (re)productions conceptuelles au langage vieilli et hermétique, où les misérables sont une matière, où quelques Noms Majuscules Testicules Groupuscules font Culture Générale, ne m’atteignaient pas. Et ce rapport prioritairement intellectuel à l’art ne m’allait pas. Aujourd’hui, je me (é)meus et m’alimente dans les espaces dits tiers lieux comme on dit tiers monde où je vois des gens qu’il m’importe d’écouter, où je sens le vivace, la justice et la justesse.

Prof de français en secondaire

J’ai peu enseigné. J’ai questionné la connaissance et sa transmission, les rapports de pouvoir à l'œuvre dans cette espace exigu colonisant les corps-esprits de matières blanches et exigences capitalistes. Comme d’autres, j’ai tenté de fabriquer des parcours d’exploration où l'échange et le décodage des émotions-réactions étaient sources de savoirs.

J’ai amené des étudiant.e.s voir « Cyrano » aux Martyrs puis « La vie c’est comme un arbre » à l’Espace Magh. Je dis merci à la Compagnie des Voyageurs sans bagage d’avoir donné poids et noblesse aux vécus, langues, humours de tant de jeunes d’origine marocaine habitué.e.s à vivre en zones tampons et hostiles, à qui le mousquetaire de bergerac avait peu de choses à adresser.

Suiveuse de projets pour la Zinneke Parade

J’ai accompagné des créations participatives réunissant artistes, travailleur.euse.s du soin, bruxellois.e.s aux réalités physiques, sociales, sexuelles, économiques, existentielles souvent éloignées.

Accompagné dans la rencontre et le développement d’un univers commun appartenant à tou.te.s, avec les f(r)ictions sociales, éthiques et esthétiques que cela engage.

Accompagné en essayant d’être au service de qui se joue, s’exprime et s’escrime. Consciente de mon regard teinté. Tentant de faire émerger les perceptions, sensibilités, actions propres à ces individus-là ce groupe-là ce moment-là. Dans la tension entre utopie et réel, écoute et positionnement.

Dans un tel processus, la médiation est intrinsèque à la création. Elle opère concrètement de la conception à la fabrication du collectif et de la performance. Elle est idéalement portée par une multitude d’acteur.trice.s et fonctions. Elle s’exerce dans plusieurs directions et de différentes manières, avec l’intention – pas toujours réalisée – de ne pas hiérarchiser les apports.

Dans un tel processus, poétique et politique, beauté et solidarité sont indissociables.

Autrice et performeuse de poésie localisée

Comme slameuse, j’ai envie de communiquer. Pas comme une stratégie marketing mais comme un désir profond de me relier à des gens hors cercles d’initié.e.s et aux enjeux politiques d’une situation. J’intègre à ma recherche l’ambition d’être décodable puisque la pulsion du partage est accolée à celle de l’écriture. Puis, les réactions face à mes propositions deviennent des pièces précieuses du travail à venir.

Au travers de ces espaces, j’ai fait émerger une vision critique, plurielle, forcément mouvante de ce qu’on nomme médiation culturelle.

Je ne crois pas à l’exigence d’ingérer les codes-dogmes d’une culture prétendument unifiée plus légitime qu’une autre parce que prestigieuse et parce que d’ici.

Je crois à la nécessité idéologique et pragmatique de bouleverser totalement le paradigme d’une culture dominante et patrimoniale, cultivant un regard exotisant et condescendant sur les créations de l’« autre ». On devrait faire médiation pour que les gens ainsi formatés puissent comprendre et considérer les œuvres marginalisées.

Je crois à l’éveil des yeux, des oreilles, des corps-â(r)mes face à ce qui émane de cultures et organismes singuliers avec l’exigence d’une praxis aguerrie et reliée.

À la rencontre d’autres pensées, d’autres actions qui dans l’instant poétique nous confrontent apprennent transforment con-fondent.

Je crois au désir émergeant de ce qui fait sens – le contemporain n’est pas une esthétique figée mais l’attention aigüe d’un.e artiste à ce qui se joue, se bouscule, se (ré)percute dehors.

Dans une ville-monde où les colonisations persistent et tuent, où les exilé.e.s sont fait.e.s monstres mais sont pourtant là, je crois à l’éclatement des repères et des compréhensions.

À l’importance d’être et d’accueillir des passeur.eu.se.s de mouvements contextualisés, de points de vue situés, de tensions historiques et actuelles.

Je crois à la rencontre directe entre faiseuses et receveurs, à la mise en commun sans concurrence des regards, savoirs, langages.

Je ne crois pas à l’objectivité – qui est en réalité la toute-puissance d’UNE croyance – ni à une compréhension désensibilisée du monde. Les expériences des créatrices et des spectateurs sont éminemment subjectives liées à des parcours, des intimités, des places. C’est l’endroit de ce croisement qui est important, pas la transmission froide d’un capital privatisé.

Je crois à l’importance de faire places hautes aux personnes systém(at)iquement discriminées et à leurs créations qui hurlent d’un crucial encore dénié.

Face aux violentes manifestations du racisme d’état et du capitalisme qui tuent bien plus que le corona, à la destruction des lieux de soin et de solidarités, à l’attachement psychotique des dirigeant.e.s à des structures inopérantes (état-nation, institutions fossiles, culture unique), je crois à l’urgence que chacun.e, depuis son poste de pouvoir, se positionne en discours et en actes. Que la culture comme détentrice d’un porte-monnaie et d’un porte-voix fasse des choix radicaux clairs et engagés : radicalement collectifs, concrètement antiracistes, publiquement questionnés, dans le souci du vivant.

Pourquoi faire médiation donc ? Ce qui résonne dans nos corps-cœur-têtes a-t-il besoin d’être expliqué ? Décortiqué ? Partagé ? Confronté ? Conforté ? Entendu ?

tronc d'arbre vertical avec 12 bras dépassant de part et d'autre
© Eve Maier − Unsplash

POURQUOI FAIRE MÉDIATION ?

Pour révéler le caractère construit des imaginaires collectifs et individuels

Pour essaimer les critères d’appréciation-valorisation d’une œuvre

De QUOI faire médiation ?

Par QUI vers QUI ?

COMMENT ?!!!

Pas comme un mode d’emploi mais comme des questions à soulever en situation et ensemble, comme une cohue de réactions à tenir en compte

En déployant ce qu’il y a de politique dans un geste artistique et sa représentation, dans le choix – ou l’impossibilité de choix – d’un lieu, d’un financement, d’un discours sur la création.

Etc.

Etc.

Etc.

Ceci n’est pas un vade-mecum à l’usage des arpenteurs de nouveaux publics dans les quartiers ou des animatrices de la participation.

Ceci n’est pas juste une réflexion philosophique comme l’affirmait le MC du club des 52, évinçant ainsi des considérations liées à l’ossature et aux membres du corps cultures, et suggérant que la philosophie n’a pas sa place dans les programmes politiques.

Ce sont des pratiques pensées convictions revendications en inter-actions. Un carton d’invitations. Quelques clous sur un mur que j’espère poreux.

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