À propos de Peau, etc. : billet de Maud Joiret

Publié le  03.04.2020

Nous avons donné la parole à Maud Joiret, poète, chroniqueuse et programmatrice littéraire, qui nous donne sa vision de la société culturelle durant le confinement et la crise sanitaire.

 

Portrait de Maud Joiret
© Alice Khol

Je lis Peau, à propos de sexe, de classe et de littérature, de Dorothy Allison. Je mets des post-it partout et souligne des passages, au crayon, au cas où je prêterais le livre, parce que je ne voudrais pas qu'en y suivant mes notes, une lectrice ultérieure me perce à jour. Et je tombe sur le texte où Dorothy Allison décide de se censurer, suite à la lecture clandestine de son journal intime par une de ses colocataires puis, constatant le mal que cette automutilation littéraire lui fait, de ne plus jamais se censurer. Je lis Peau, j'ai envie de me poser, grandement et fortement, partout et de choquer tout le monde. Dorothy Allison est une écrivaine, activiste féministe lesbienne états-unienne. La lire donne des tas d'envies, parmi lesquelles : écrire.

Matin, midi, soir, sur Whatsapp, par mail, Hangout, Messenger, je reçois des nouvelles d'ami.e.s, dont quelques artistes. Deux de mes voisines sont danseuses, leurs prestations sont annulées, elles n'ont pas le statut, ni la nationalité belge, par exemple. Je connais la situation des auteur.rice.s pour avoir travaillé avec vous pendant presque dix ans. Je sais que nous nous trouvons aujourd'hui dans une mouise plus dense et plus opaque que d'ordinaire et que, quelle que soit l'étiquette sous laquelle nous tentons de ranger nos activités - indépendant.e.s, chômeur.euse.s avec ou sans statut, employé.e.s, au C.P.A.S. ou nulle part -, la fragilité aujourd'hui est immense.

Le calendrier est en position latérale de sécurité : annulations des dates, incertitudes des prochaines échéances, inquiétudes quant aux engagements des partenaires, mort annoncée du tax shelter... Y aura-t-il encore des spectacles et combien et lesquels, combien de livres trouveront éditeur.trice.s (et combien parleront de gens (dé)confits), les librairies seront-elles encore debout, quand tourner et comment monter et distribuer les films... ? et aussi : comment travailler quand on doit s'occuper des enfants ? Comment travailler quand on doit composer avec une santé, physique et/ou mentale, défaillante ? Comment travailler quand on n'a plus les moyens de payer le loyer ? Comment travailler quand on risque l'expulsion ?

Nos vulnérabilités se déplient en éventail, selon des risques plus ou moins grands. Peut-être, me dis-je, qu'en les regardant en face, il y a quelque chose à en faire. Que de nous voir vulnérables, sans mensonges sur ce que nous sommes, est un savoir porteur de puissance – et partant, de solidarité, voire de colère et donc, est un savoir révolutionnaire. Je me dis alors que nous pouvons commencer par distinguer clairement, par exemple, que le système (néolibéral et capitaliste) assurait déjà mal hier (et selon toute probabilité aussi demain) les conditions de vie des artistes, mais aussi, des soignant.e.s, mais aussi, des parent.e.s, mais aussi, des employé.e.s et ouvrièr.e.s, mais aussi, des sans-abris, des sans-papiers, des travailleur.se.s du sexe, mais aussi des prisonnièr.e.s, des chômeur.se.s, des malades, en gros : de toustes celleux qui ne possèdent pas du personnel de maison. Dorothy Allison dit qu'écrire sans mensonge est déjà un acte révolutionnaire. Il s'agit d'écrire qui nous sommes, de manière à définir pour nous-mêmes ce que nous voulons vraiment (peut-être pas : un sous-statut ; peut-être pas : le sentiment honteux de gagner en perdant tant qu'il existe plus précaire que soi).

Je me dis aussi, platement quoique de manière tout à fait réaliste, que je ne sais pas comment écrire les bases de la révolution. Mais que, s'il n'est plus nécessaire à l'heure actuelle de prouver encore à quel point les auteur.rice.s sont indispensables à notre (sur)vie, (j'en veux pour preuve le nombre de photos Instagram de livres et les audiences des plateformes de streaming), il est toujours intéressant de se demander où on en est de l'honnêteté dans l'écriture et quelles sont les voix qui sont entendues dans les textes et scénarios. « Dites la vérité. Racontez l'histoire que vous avez toujours eu peur d'écrire », écrit Dorothy Allison. J'ai hâte de lire de nouveaux récits, qui mettent en pièces les mécanismes du monde « d'avant ». J'ai hâte qu'on fasse de la place, par exemple, au récit de Ramatoulaye, tabassée par la police alors qu'elle sortait chercher du lait pour bébé. Pas qu'on l'écrive à sa place, mais qu'on fasse de la place. « J'essaie de comprendre comment nous intériorisons les fables de notre société même lorsque nous leur résistons », écrit-elle encore. Il n'y a pas que le virus qui nous mette en danger. Je me demande qu'écrire pour ne pas juste attendre son tour d'être soi-même passé.e à tabac dans sa classe sociale, ou son milieu - si ce n'a pas déjà été le cas, en tant que noir.e, brun.e, gilet jaune, réfugié.e, sans-abris, queer, syndiqué.e, militant.e, activiste, manifestant.e pacifiste.

« La littérature n'est pas l'oeuvre de gentilles filles », dit-elle, citant Bertha Harris, que je ne connais pas, mais qui m'exalte pour un temps, bien plus long qu'un confinement.

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