L'appel à projets, un enjeu d’équité et d’inclusivité ? : texte de Lisette Lombé

Publié le  25.09.2020

Nous avons donné la parole à Lisette Lombé, autrice, poète et slameuse, qui milite pour une plus grande inclusivité dans les politiques culturelles actuelles.

haut parleur en noir et blanc entouré du mot projet écrit plusieurs fois

Avant de devenir artiste, j’ai eu plusieurs vies professionnelles. Le fil rouge de mes différents emplois a toujours été l’apprentissage de la langue française, d’abord en tant qu’enseignante dans le secondaire puis, en tant que formatrice, en charge de modules de FLE ou de remise à niveau pour des personnes en recherche d’emploi.

En basculant de l’éducation à l’éducation permanente, j’ai été confrontée à une nouvelle logique : celle des contrats qui naissent et qui meurent le temps de la réalisation d’un projet. J’ai vu mes responsables suer sur la rédaction de dossiers pour maintenir de l’emploi, j’ai assisté à des scènes de joie lorsque des projets étaient retenus et à des moments d’immense déception lorsque ceux-ci n’étaient pas reconduits. C’est donc à ces représentations d’engrenage et de loterie que j’ai longtemps associé les appels à projets.

Il aura fallu que mes propres projets artistiques soient à leur tour soutenus pour que je réinjecte du sens dans la démarche et que d’autres artistes partagent leurs expériences et leurs ressentis avec moi pour que je nuance mes positions. J’ai entendu qu’il s’agissait plus d’une invitation à participer que d’une injonction. J’ai entendu qu’il s’agissait d’une opportunité de formaliser et d’organiser des idées éparses. J’ai vu des parcours prendre des tournants décisifs, des structures se développer, des expérimentations devenir propositions et du matériel permettre de concrétiser des visions. J’ai aussi vu de la confiance et du respect entre partenaires.

Cependant, je reste frileuse à bien des égards. L’accès à l’information, à l’existence même de l’appel, reste un privilège. Avant d’être abonnée à plusieurs newsletters d’institutions culturelles et avant que des opérateurs et opératrices fassent assez confiance à ma démarche artistique que pour m’envoyer directement des propositions de collaboration, je découvrais souvent les offres après la date ultime de dépôt des candidatures. Je suis d’accord avec ceux et celles qui avancent que la création d’un répertoire unique et exhaustif faciliterait grandement notre travail et nous sortirait d’une forme de glanage et de picorage permanents.

De plus, je ne parviens pas à me départir complètement de la sensation de jouer dans une pièce quelque peu dérangeante, d’être à la fois actrice et spectatrice d’une mise en abyme de l’un des outils les plus efficaces du système néo-libéral : la mise en concurrence de travailleurs et de travailleuses. Sous le verni lexical de la saine émulation et de la transparence, il y a la réalité de la compétition et des efforts sisyphéens : des dizaines et des dizaines de personnes, de structures qui postulent, pour une poignée, seulement, à décrocher la timbale. Avec un colossal avantage, entre les lignes et dès le départ, aux plus rodés aux rouages institutionnels, aux plus aguerris aux procédures de sélection, aux plus rassurants financièrement, aux plus en capacité de dégager du temps pour une tâche éminemment chronophage, aux plus rompus au jargon administratif, aux plus gros réseaux, aux plus affinitaires avec la composition des jurys et des commissions.

Main tenant un micro sur fond noir
© David von Diemar − Unsplash

Comment ne pas se demander si, en définitive, les projets qui passent sont réellement ceux les plus qualitatifs ou bien ceux les mieux emballés ou bien ceux portés par les personnes gravitant déjà dans les mêmes cercles de valeurs, dans les mêmes champs esthétiques, dans les mêmes courants idéologiques que les groupes décisionnaires ? Comment éloigner du champ lexical des appels à projets les mots marchand de tapis, baraka, bricolage, dés pipés, emplâtre sur jambe de bois, copinage, capitalisme et casino ?

J’entrevois un début de réponse, parmi de nombreux débuts de réponse, dans la manière dont mes collègues slameuses et moi avons, en cinq ans, participé à une modification du paysage « slam » en Belgique francophone. D’abord, en ayant le courage de nommer les incohérences et les incongruences du milieu dans lequel nous gravitions. On nous affirmait que le système du micro ouvert permettait la diversité sur scène et nous, nous faisions le constat d’un microcosme. Ensuite, en pratiquant un entrisme assumé. Militer pour plus de femmes et plus de personnes racisées dans les jurys des concours et dans les lieux de programmation a contribué à la mise en lumière de nouvelles voix. Créer des ateliers pour les femmes là où l’usage sous-entendait, pour les hommes, une montée sur scène sans préalable a contribué à lever un frein commun à de nombreuses poétesses : le sentiment d’imposture et de non-légitimité de leur parole dans l’espace public. Enfin, en continuant à revendiquer des soutiens structurels et pérennes en lieu et place de saupoudrages.

Autrement dit, à quoi bon multiplier les appels à projets, élargir et assouplir les critères d’éligibilité, comme on a pu le voir encore récemment, si le secteur culturel reste dans l’angle mort des politiques, si la sélection des dossiers continue de nourrir un entre-soi et si les missionnaires continuent de faire légion parmi les têtes pensantes (avec toujours cette médiation culturelle descendante et ce public précarisé à éduquer, à ramener à la table du patrimoine et du bon goût) ? À quoi bon, si le "pink washing" et autres "tokenism" servent de paravents à un refus d’examiner le principe de quotas, si les CA et les équipes restent désespérément hermétiques au brassage de couleurs et à la diversité du monde et si les emplois créés sont plus que précaires ?

Les postures et les belles déclarations d’intention n’ont jamais concouru à plus d’équité et d’inclusivité. Le monde culturel de demain sera radical, pluriel, nomade, poreux, bigarré, métissé ou ne sera pas. On souhaite, pour demain, que ce qui s’écrit si joliment sur le papier rejoigne les faits, au quotidien. On souhaite aussi un authentique respect de la force de travail de toutes les artistes et de tous les artistes.

Mais, avant demain, il faut bien répondre aux urgences d’aujourd’hui. Et tant que des aides ne seront pas octroyées systématiquement à des moments clés de nos parcours artistiques (aide à une première création, aide à la recherche en cours de carrière, aide pour des supports de communication, aide à la mobilité internationale, véritable statut d’artiste…), il nous faudra accepter les appels à projets comme des étapes quasi incontournables sur nos chemins de professionnalisation.

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