Voix De Femmes 2021 : résidence "Mémoires vives"
Une résidence artistique au sein même du festival Voix De Femmes, cela fait des lustres que ça n’était plus arrivé. Les trente ans du festival ont été l’occasion d’aller fouiller dans les archives et d’en ressortir un matériau aussi précieux que brut : les témoignages de femmes ayant un ou des proches disparu.es. Maïa Chauvier, Lisette Lombé, Lara Persain et Catherine Wilkin ont été conviées à cette résidence pour redonner amplitude, écho et vibration à ces « mémoires vives ».
Pour le Belazine, la journaliste et romancière Cécile Berthaud a rencontré ces quatre artistes au sortir de leur résidence pour rendre compte de leur processus de travail collectif. Résultat : une plongée bouleversante dans une expérience artistique et humaine qui laisse des marques.
« La sortie de la résidence, c’est du soleil. J’ai préféré marcher pour rentrer chez moi, en allongeant le chemin. Nous étions quelques-unes. Des femmes qui marchions dans un pays libre, sans bombes, sans terreur. Je suis sortie de cette résidence chamboulée. J’ai senti que quelque chose avait bougé, s’était mis en travail, et pour longtemps », pose Lisette Lombé de son timbre nervuré. Les quatre artistes sont unanimes, cette résidence était à nulle autre pareille. Des journées « intenses, riches, pleines de sens, qui donnent soif de lutter », pulsent les mots fiévreux de Maïa Chauvier ; « bouleversantes, frappantes, extraordinaires » tracent les mots fidèles de Catherine Wilkin ; « à la teneur forte, orchestrale, chaleureuse, émotionnante », dessinent les mots lumineux de Lara Persain.
Une résidence artistique, c’est toujours comme une plongée. Celle-ci avait la particularité d’être collective et d’avoir un sujet, disons, costaud. Il ne s’agissait pas de barboter. Mais d’aller dans les grandes profondeurs. Voix De Femmes, et son indissociable festival biennal, célébraient leurs 30 ans en éclairant de leurs bougies une thématique charnière : « dis/continuer ». Les deux codirectrices actuelles, Émilie Rouchon et Flo Vandenberghe, n’ont pas créé l'association, elles sont en poste depuis 2017. « On s’est donc questionnées, Flo et moi, sur ce dont on héritait. Et on a pris comme fil rouge de cette édition la transmission, l’héritage. On a fait chacune un travail exploratoire et je me suis concentrée sur la longue tradition du festival d’entrer en résistance, sur ce pan politique de la culture qui fait résistance », résume Émilie Rouchon. Dans son exploration, elle a été marquée par un mouvement qui s’est créé lors du festival en 2000, le Réseau mondial de solidarité des mères, femmes, sœurs, filles, proches de disparus. Jusqu’en 2009, pendant le festival, se réunissaient des femmes touchées par des disparitions et engagées dans la lutte pour la justice et la vérité. Elles venaient du monde entier, d’Argentine, de Tchétchénie, du Rwanda, d’Afghanistan, de Belgique, etc. Elles se rencontraient en cercle intime, mais organisaient aussi des prises de paroles publiques. « Or il y avait des artistes, là, puisque c’était le festival. Dont certaines avec une tradition de musiques ou de chants comme véhicules de luttes, de messages politiques. Forcément, ça produisait des moments d’émotion, de poésie. C’est cela qui nous a touchées. À ça, se combinait le fait qu’on voit depuis quelques années une actualisation des réseaux de mères, notamment suite au livre de Fatima Ouassak, La puissance des mères – Pour un nouveau sujet révolutionnaire (La Découverte, 2020). La politologue et militante a remis à jour ce sujet et elle fait des émules. On est donc dans une période intéressante pour se saisir de ce Réseau qui avait existé dans le cadre du festival. Mais certainement pas de manière muséale, on souhaitait faire résonner ces archives avec l’actualité », explique la codirectrice.
Comment faire justesse ?
Voilà qui n’était pas une mince ambition… Car ces archives, ce sont un recueil de témoignages issus de ces rencontres du Réseau de solidarité et retranscrits tels quels, comme des actes de colloque ; ainsi qu’un enregistrement sonore contenant prises de parole, échanges, chants et musiques. Une matière brute, pleine de vécus intimes, de souffrance avouée du bout des lèvres, d’émotions partagées, d’encouragements mutuels, de reconnaissance de la douleur de l’autre – cette douleur identique que l’on soit du Nord, du Sud, de l’Ouest, de l’Est. Et cette volonté, jaillissant de toutes ces expériences individuelles, de se rassembler pour mettre un terme à ces injustices, ces mensonges, ces manipulations, cette silenciation.
Bien sûr, les quatre artistes sélectionnées ont été choisies précisément parce qu’elles ont une sensibilité marquée pour la justice sociale, et qu’elles travaillent ce thème dans leur pratiques artistiques. Elles ont eu carte blanche. Être justes, au sens de justice, et de justesse, c’est ce qui les a, dès les prémices, travaillées, hantées, préoccupées. « Comment transmettre ces récits aujourd’hui pour ne pas s’en faire les porte-parole, pour ne pas s’en emparer ? Nous ne sommes pas ces femmes. Ce Réseau n’existe plus », recontextualise la comédienne Catherine Wilkin. « Il s’agissait de rester très humbles par rapport à ces témoignages, relève la chanteuse Maïa Chauvier. Les lire, les recevoir. Ne pas s’en emparer, mais réfléchir à comment les restituer le plus justement possible. Rendre cette mémoire vive. » Le souci éthique est le même chez l’actrice Lara Persain : « Comment rendre ces paroles sans les incarner ? Nous sommes des passeuses. À travers nos voix, nous faisons passer d’autres voix. » La slameuse Lisette Lombé aussi a très vite buté sur ce possible écueil. « Ce sont des mots qui appartiennent à d’autres personnes, alors que dans le slam on vient avec nos propres mots. Comment être dans le respect ? C’est une matière brute, épineuse, où il est question de mémoire, de deuil, de personnes en vie et d’autres pas. Ce questionnement nous a suivies pendant tout le processus de création », souligne-t-elle.
Comment faire sens ?
Ce processus a démarré avant même la résidence (cinq jours au Manège Fonck, en octobre, pendant le festival Voix De Femmes), lors de rencontres préparatoires. Avant tout, elles empoignent cette question qui les taraude : pourquoi faire revivre tout cela et comment le faire ? Pas de musée, pas d’appropriation, pas d’illégitimité, mais une mémoire vive, un sens, un parallèle avec l’actualité. Se dessine alors l’idée, unanimement approuvée, de réunir une assemblée de femmes autour de la question de la justice sociale. Et donc d’inviter des femmes qui sont en mouvement individuel ou collectif. L'envie était que le processus par lequel les femmes avaient pris la parole à l’époque soit possible pour les femmes présentes aujourd’hui. Partant, choix est fait de rendre ce moment non public pour préserver la possibilité que quelque chose se passe. Ce ne sera pas une représentation, pas un spectacle. Mais un processus. Un espace, un moment où la mémoire avivée, où la transmission de la parole de ces femmes il y a 20 ans pourrait donner le courage, la force à certaines, aujourd'hui, de prendre à leur tour la parole. L’idée est qu’il y ait des interactions avec les femmes présentes, qu’il y ait des moments où elles puissent s’exprimer.
Rapidement aussi, est décidé qu’il y aura des chants car ils sont très présents dans les archives sonores, et la musique de Rokia Bamba (qui n’a pas pu être présente lors de la sortie de résidence pour raisons personnelles).
Comment faire chœur ?
Et puis, chacune a relevé les points de saillance qui, en fonction de sa singularité, la touchaient particulièrement dans les témoignages. Des thématiques dont les vibrations les traversaient plus que d'autres : la question du bruit et du silence ; de la musique et du chant ; celle des rituels, etc. Mais se dégagent aussi des constantes : l’aspect politique de ces paroles, de ces luttes ; l’onde d’écho qu’elles produisaient (une disparition au Chili faisait écho à une disparition en Belgique ou ailleurs) qui générait de facto la compréhension ; et l’aspect choral car un témoignage permettait à un autre de se dire.
Pour passer toute cette matière première riche et d’importance égale, dans l’entonnoir de la sélection, les quatre artistes se sont laissées guidées par ce qui faisait écho à leur approche, à leur sensibilité et à l’actualité. Toujours avant d’entrer en résidence, elles se sont attelées à un atelier d’écriture entre elles, sur le thème de la disparition. « C’était une manière d’aborder comment ça passait à travers nous. Chacune racontait l’une de ses expériences personnelles de la disparition – au sens large – et les autres écrivaient ce récit pour en faire un texte. C’était aussi une façon de rentrer dans la thématique autrement que par les témoignages et cela nous a mises en travail ensemble. On ne s’est pas servi de cette matière-là par la suite, mais cela a été une étape », raconte Catherine Wilkin. « Cela a été des moments très forts, souligne Lara Persain. Ce partage de vécus entre nous a amené une complicité, une confiance qui, je crois, se ressentaient dans la "représentation". »
Comment faire place ?
Elles sont donc arrivées à la résidence liégeoise déjà bien nourries. Il s’agissait maintenant de mettre en forme, de structurer, de faire chœur, de faire circuler dans un élan artistique. Toutes sont des artistes pluridisciplinaires, mais pour simplifier disons que Maïa Chauvier et Lisette Lombé sont slameuses, Lara Persain et Catherine Wilkin sont comédiennes. Elles ont entremêlé leurs pratiques et leurs penchants au moyen d’un laboratoire de recherches. Elles ont tâtonné, essayé, expérimenté, bref travaillé les voix, les textes, les témoignages, les musiques, cherché les rythmes, les différences de tonalité. Directement sur le plateau pour avoir une sonorité, et avec beaucoup d’improvisation menée à quatre dans une volonté de choralité. Elles se sont donné trois jours pour ce faire. Et des blocs de sens ont émergé. Au quatrième jour, elles ont modelé la structure de la restitution. Comme elles voulaient être en échange et en pulsation avec le « public », c’est-à-dire les femmes présentes à l’assemblée, elles ont décidé de ne pas tout faire en un bloc, mais de diviser en quatre chapitres. Chacune en portant un particulièrement, depuis son micro, mais avec des échanges, des adresses de l’une à l’autre et au public, mêlant des moments plus longs, des solos, des passages à plusieurs voix. Une approche orchestrale, basée uniquement sur les textes de témoignages (rien d’extérieur), qui faisait de leurs quatre voix une seule voix chorale.
La sortie de résidence s’est faite le 28 octobre sur une journée. Elle a commencé par un café rassemblant la quarantaine de femmes de l’assemblée et les quatre artistes. Après les deux premiers chapitres et un temps de parole, toutes ont partagé un repas, moment précieux lui aussi, où les échanges informels et les liens personnels ont pu naître. Les deux chapitres suivants ont débouché sur des échanges, des prises de paroles, des chants, des berceuses, des poèmes. Tout cela dans une scénographie chaleureuse et intimiste garnie de tapis, de coussins, de tissus de toutes les couleurs qui pendaient, d’un éclairage doux.
La parole a éclos. Les échanges, les reconnaissances, les encouragements ont trouvé leur chemin. Une grande écoute. Des silences tendus. Et beaucoup d'émotions. Toutes, femmes de l’assemblée et artistes, ont partagé un moment fort de rassemblement. Et toutes, à la fin de la journée, posait cette question dressée vers l’avenir : et maintenant, que fait-on ensemble ?