Nous avons donné la parole à Selma Alaoui, autrice, metteuse en scène et actrice, qui interroge ses pratiques professionnelles, à la lumière du confinement et de la crise sanitaire.
J'ai le plus grand mal à m'exprimer sur le monde de demain tant je peine déjà à me débattre avec le monde d'aujourd'hui. Et c'est pour moi un impact majeur de ce moment inédit que nous traversons : une crise sanitaire devenue crise politique, économique, et sans doute crise de notre perception de l'espace et du temps. De ma vie, je crois que je n'ai jamais autant été au présent. J'ai pour la première fois la sensation physique, palpable, d'être dans un processus de transformation − de mon existence, mais aussi de toute la société.
Quand nos gouvernements ont annoncé les mesures de confinement, je m'apprêtais à partir à Séoul pour les répétitions d'un spectacle. Littéralement, je suis revenue de l'aéroport avec ma valise bouclée pour deux mois, je l'ai défaite, et je n'ai plus bougé. Première rupture de l'espace-temps : au lieu de poursuivre une trajectoire vers l'autre bout du monde, je reviens à la case départ. Deuxième rupture : en un temps record, l'endroit où je vis subit une mutation. Une foule d'activités qui d'habitude se déploient ailleurs et sur un autre rythme se concentrent entre les mêmes murs. Mon appartement devient l'unique lieu où l'on vit, mange, dort, (télé)travaille, fait l'école, joue, se divertit − le tout simultanément. Pour moi, cette adaptation expresse n'a été possible qu'en acceptant de prendre les choses au jour le jour, sans chercher une date de fin. Curieuse expérience, quand on fonctionne radicalement à l'inverse.
Je n'avais pas conscience que ma pratique professionnelle avait autant à voir avec un pari sur le futur. Que ce soit comme comédienne, metteuse en scène ou autrice, mon travail est d'imaginer et de me préparer des mois à l'avance à l'instant où tout se cristallisera pour qu'un projet voit le jour. Je travaille donc toujours à la lumière de l'avenir.
Aujourd'hui, cette manière de faire me paraît d'un autre temps. Car la situation que nous vivons nous a rappelé brutalement la vulnérabilité de nos corps, mais aussi la fragilité d'une ligne du temps que nous avons l'habitude de tracer comme si elle n'allait pas se modifier. À l'heure où change d'un jour à l'autre ce qu'il est permis ou non de faire, à l'heure où théâtres et cinémas rouvrent sans qu'on sache ce qu'il en sera demain, une grande illusion s'effondre : celle de notre maîtrise et de notre invincibilité.
Roller coaster émotionnel fait de peur, de vertige mais aussi d'espoir et d'excitation. Aussi je m'efforce chaque jour de cultiver les espérances plutôt que la sensation de gouffre. Car certes le présent vacille, mais c'est aussi un grand chantier qui s'ouvre : celui où nous avons à réécrire nos modes de création, de production, de diffusion en acceptant de dealer avec l'incertitude. N'est-ce donc pas l'opportunité extraordinaire pour que tout se modifie réellement ?
Avec son cortège de désillusions et de déceptions politiques, la crise ne fait que révéler au grand jour cette intuition déjà présente dans l'ombre : les solutions aux dysfonctionnements de nos sociétés ne viendront pas d'en haut. Au contraire, l'avenir s'écrit d'abord d'en bas, depuis la population et grâce à sa capacité à prendre soin, à sa puissance d'imagination, de résistance à une forme d'oppression, de dissidence de la pensée. Il s’agit d’inventer collectivement de nouvelles stratégies de vie et de création. D’écrire de nouvelles histoires qui façonnent le monde d'une manière plus juste et plus belle. De représenter le monde autrement. Et tout ceci ne se déroule pas demain. Cela se passe maintenant.